‎Recours collectifs : un jugement imminent de la Cour d’appel

La Cour d’appel se prononcera sous peu sur les recours collectifs engagés, en 1998, par un million de Québécois contre les plus grands cigarettiers canadiens. Il s’agit d’une étape importante dans une affaire qui dure depuis près de 20 ans.

D’un côté, trois multinationales du tabac; de l’autre, un million de Québécois atteints d’une maladie causée par leur tabagisme ou dépendants du tabac. Les enjeux : 15 G$ ainsi que la responsabilité légale et morale des entreprises qui fabriquent des produits dangereux ou mortels. D’ici l’été, la Cour d’appel du Québec devrait rendre son jugement sur cette affaire et se prononcer sur la décision de première instance rendue en juin 2015 par le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec. En attendant le verdict de la Cour d’appel, Info-tabac vous offre un aperçu des principaux arguments présentés à cette étape des procédures par Imperial Tobacco Canada, Rothmans, Benson & Hedges et JTI-Macdonald – et les Québécois victimes du tabac.

Cinq juges de la Cour d’appel ‎ont ‎présidé les audiences de cette affaire. Dans ‎l’ordre ‎habituel : Nicholas Kasirer, ‎Allan ‎Hilton, Yves-Marie Morissette, ‎Marie-‎France Bich et Étienne Parent.‎ ‎‎(montage : ‎http://tobaccotrial.blogspot.ca)‎
Un jugement historique contesté

Il y a deux ans, le juge Brian Riordan a rendu une décision historique en condamnant les trois principaux cigarettiers canadiens à verser 15 G$ à 100 000 Québécois atteints de certaines maladies causées par le tabac (cancer de la gorge, cancer du poumon et emphysème) ou à leurs descendants. Le juge a aussi accordé la somme symbolique de 130 dollars à chaque Québécois qui poursuivait les cigarettiers pour leur dépendance, en précisant toutefois que distribuer cet argent serait impraticable ou trop onéreux. Les cigarettiers ont porté ce jugement en appel dès qu’il a été rendu. C’est toutefois en novembre 2016 que, pendant six jours, la Cour d’appel a entendu les plaidoiries sur cette contestation.

Celle-ci remet en cause l’ensemble du jugement Riordan. Selon les avocats des cigarettiers, ces derniers n’ont pas commis de faute en n’avertissant pas les autorités, ni le grand public des dangers associés à la consommation de tabac. En effet, à leur avis, tout le monde connaissait déjà ces risques depuis les années 1960. Certes, quelques articles de magazine sur les dangers du tabac datent des années 1950, mais « on peut vous dire que quelque chose est dangereux sans que vous en appréciiez pleinement le danger, parce que vous n’êtes pas assez éduqué ou que les informations sont contradictoires », a rappelé la juge Marie-France Bich pendant les audiences (notre traduction). En somme, connaître un danger, le comprendre et y croire sont trois choses bien différentes. D’autant plus que, pendant très longtemps, les informations contradictoires sur le tabac étaient légion. En effet, les cigarettiers ont tout fait pour réduire la connaissance du public sur les risques associés au tabac, en contredisant notamment publiquement, pendant plus de 50 ans, les données scientifiques à ce sujet. Sans rien dire des omniprésentes publicités et commandites qui donnaient une image positive aux produits du tabac ni de l’opposition féroce des cigarettiers à presque toutes les réglementations et lois touchant le tabac, allant souvent jusqu’à poursuivre le gouvernement.

La preuve épidémiologique remise en cause
Dr Jack Siemiatycki, épidémiologiste

Une grosse part des audiences a aussi porté sur les doléances des fabricants de tabac à propos de la preuve épidémiologique, une preuve présentée par les avocats des victimes et acceptée comme suffisante par le juge Riordan. En gros, cette preuve permet de démontrer les effets néfastes du tabagisme en se basant sur des données statistiques ou populationnelles, sans s’attarder à examiner l’histoire d’un fumeur donné. Plus précisément, selon l’épidémiologiste Jack Siemiatycki, fumer l’équivalent d’au moins 20 cigarettes par jour, en moyenne, pendant au moins cinq ans, augmente de manière statistiquement significative le risque de développer un cancer du poumon ou de souffrir d’emphysème. Les cigarettiers, au contraire, soutiennent qu’il est impossible de démontrer les méfaits du tabac de cette façon puisque chaque fumeur est différent. Ce point de vue a toutefois été, en quelque sorte, réfuté par les experts des cigarettiers eux-mêmes puisque le Dr Sanford Barsky et le professeur Laurentius Marais ont tous deux admis que le tabac cause environ 90 % des cancers du poumon.

L’adhésion du juge Riordan aux thèses du professeur Siemiatycki ne s’est pas faite à la légère puisqu’il consacre 15 pages de son jugement à expliquer pourquoi il les a retenues. Mentionnons aussi que le juge a interprété les travaux de M. Siemiatycki de façon très conservatrice, retranchant ainsi des recours collectifs des milliers de fumeurs et anciens fumeurs. Sans rien dire, enfin, du fait que, d’un point de vue pratique, renoncer à la preuve épidémiologique obligerait les tribunaux à étudier la même question lors de 100 000 procès personnels, ce qui serait impossible. Les juges ont écouté les avocats de deux parties et prit en compte les doléances des cigarettiers et les réponses des victimes. Jugement attendu d’ici quelques semaines.

Anick Labelle