La Saskatchewan abat les murs de cigarettes

Une province canadienne, la Saskatchewan, vient d’accomplir ce qui semble être une première mondiale en matière de lutte antitabac. Depuis le 11 mars, date d’entrée en vigueur du Tobacco Control Act (loi sur le contrôle du tabac, adoptée à l’été 2001), il est interdit d’exposer, pour fins de promotion ou de vente, des produits du tabac dans les lieux accessibles aux personnes mineures.

La presque totalité des points de vente, tels les dépanneurs, les épiceries et les magasins de journaux, doivent donc désormais cacher leurs cigarettes. Incrédules devant une telle transformation de leurs habitudes, ou ignorants de la loi, de nombreux commerçants se sont contentés, les premiers jours, de camoufler leurs produits du tabac derrière des sacs d’ordures ou autres rideaux improvisés.

L’initiative de la Saskatchewan est particulièrement appropriée car les trois fabricants canadiens ont vigoureusement développé leur présence dans les points de vente depuis 1989, à la suite de la première législation fédérale devant interdire la publicité du tabac. En riposte à la loi canadienne, les compagnies de cigarettes ont agrandi l’exposition de leurs produits chez les marchands, notamment sous la forme de murs promotionnels alignant des dizaines, voire des centaines de paquets exposés de face. Elles ont aussi multiplié leurs commandites de manifestations culturelles, récréatives ou sportives associées aux noms de leurs marques. Les commandites du tabac survivantes, déjà bien moins importantes et moins visibles grâce à de nouvelles lois, seront totalement interdites en octobre 2003. Coincés dans les câbles, les trois grands fabricants canadiens misent donc, plus que jamais, sur leurs étalages pour mousser leurs marques et leurs produits. L’audace de la province des Prairies a pour effet de désamorcer la principale promotion résiduelle du tabac au Canada.

Déjà devant le tribunal

Une réaction robuste de l’industrie s’est manifestée début mai, alors que le fabricant Rothmans, Benson & Hedges (RBH) a intenté une poursuite contre la Saskatchewan, estimant que sa loi viole la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. Selon John McDonald, directeur des affaires publiques de RBH, sa compagnie ne s’oppose pas aux mesures gouvernementales visant à éliminer le tabagisme juvénile. « Par contre, argumente-t-il au journal Star Phoenix de Saskatoon, le tabac est un produit légal, déjà sur le marché. Les gens ont déjà pris la décision de fumer, ou pas, avant d’entrer dans un magasin. On est devant une législation incohérente qui a été poussée par des militants antitabac. »

Effectivement, l’élimination maximale de la promotion des produits du tabac fait partie des revendications des groupes antitabac. Pour la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, l’étalage des cigarettes dans les points de vente, surtout avec l’ampleur qu’il a pris au Québec, constitue une manière efficace d’entretenir une image acceptable du tabagisme, s’opposant d’autant aux efforts de « dénormalisation » de cette dépendance. Cela banalise le commerce d’un produit qui tue pourtant la moitié de ses usagers réguliers, estime-t-elle. Le coordonnateur de la Coalition, Louis Gauvin, est très enthousiaste devant la mesure avant-gardiste retenue par la Saskatchewan : « Il s’agit d’un précédent remarquable qui suscite beaucoup d’intérêt partout au Canada et même à l’étranger. »

Selon Bernard Desautels, spécialiste en mise en marché au détail et président de Desautels Marketing, la promotion du tabac est extrêmement bien faite dans les dépanneurs québécois. « On voit de plus en plus de facing, cela fait comme de grands panneaux de couleur, luisants. C’est sûr que cela aide à la vente. Ils ne font certainement pas ça pour rien », dit-il, presque admiratif.

Le ministre de la Santé de Saskatchewan, John Nilson, n’est pas ébranlé par la poursuite de RBH. « Nous savions que l’on pourrait faire face à une poursuite, a-t-il indiqué au Star Phoenix. L’industrie a l’habitude de s’opposer aux législations partout sur Terre. En nous défiant en cour, elle fait la preuve que notre loi est valable. Notre intention est de nous tenir debout et de démontrer que ces mesures servent à protéger les jeunes. »

Opération carte d’identité enrayée

La loi provinciale contient d’autres innovations propres à hérisser les fabricants de cigarettes, dont l’interdiction de toute enseigne relative au tabac chez les détaillants, autres que celles fournies par le gouvernement provincial ou par Santé Canada. L’Opération carte d’identité se trouve donc enrayée en Saskatchewan. Ce programme, une fierté de l’industrie canadienne, invite les détaillants et leur personnel à ne pas vendre de tabac aux mineurs. Le ministre Nilson a affirmé que ce genre d’opération est déployé à travers le monde par les fabricants « pour encourager les jeunes à fumer ».

À Québec, au Service de lutte contre le tabagisme, on suit ce dossier avec attention. Lise Talbot, chef du Service, indique que le ministère est grandement préoccupé par l’étalage des produits du tabac chez les marchands. « Aucune réglementation n’est toutefois en préparation pour cette année, tempère-t-elle pourtant. Nous commençons par étudier le problème, par faire de la recherche, de manière à être bien équipés pour une intervention éventuelle. » Rappelons que les deux paliers de gouvernements, tant à Québec qu’à Ottawa, ont dans leurs lois sur le tabac des dispositions leur permettant de réglementer le marketing dans les points de vente.

Tentative avortée en 1999

Du côté fédéral, au début 1999, un projet de réglementation envisageait de restreindre la présentation des paquets à leurs côtés étroits, et non pas de face comme c’est l’envahissant usage actuel. Mais Ottawa avait reculé, peut-être désarçonné par l’Association des détaillants en alimentation du Québec qui avait soutenu, lors d’une conférence de presse bien couverte, qu’une telle mesure entraînerait des pertes énormes aux petits marchands. Pour sa part, lors d’une allocution prononcée à Toronto devant des distributeurs en alimentation, en avril 1999, l’ancien vice-président marketing d’Imperial Tobacco, Jean-Paul Blais, avait estimé que les détaillants canadiens percevaient annuellement de 60 à 70 millions des fabricants pour mettre leurs produits bien en évidence. Dans ce discours encore accessible sur le site Web d’Imperial, M. Blais invite ses auditeurs à partir en guerre contre les intentions fédérales.

Selon le directeur de la réglementation au programme fédéral de lutte au tabagisme, Denis Choinière, Santé Canada travaille présentement en étroite collaboration avec le gouvernement de la Saskatchewan dans ce dossier. Dépendamment des développements, notamment judicaires, le fédéral pourrait revenir à la charge, mais pas avant plusieurs mois, prévoit-il.

4 à 5 cents le paquet

Ne contestant pas l’évaluation de Jean-Paul Blais, qu’elle reprend dans ses propres documents, la Coalition québécoise rétorque que les dépanneurs n’auraient éventuellement qu’à augmenter le prix des paquets de 5 cents de sorte à compenser leurs pertes de revenus d’étalage. En effet, répartis sur l’ensemble du marché canadien, les 60 à 70 millions énoncés équivalent à moins de 4 cents le paquet vendu. Le problème, on le comprendra, est que si les trois fabricants ont l’habitude de monter leurs prix régulièrement ensemble – et d’empocher ainsi des profits faramineux -, les dizaines de milliers de points de vente canadiens n’ont pas cette facilité, se faisant farouchement concurrence sur le prix des cigarettes.

Tout comme c’était et c’est encore le cas pour la publicité traditionnelle et les commandites du tabac, les fabricants soutiennent que l’étalage de leurs produits ne sert qu’à faire changer de marques les fumeurs adultes. Les groupes de santé et les autorités gouvernementales doivent donc démontrer que ces stratégies promotionnelles ont aussi un impact sur l’attrait et le maintien du tabagisme en général. Ceci est d’ailleurs l’élément central du procès qui se tient à Montréal cette année alors que les fabricants tentent de faire invalider la loi canadienne sur le tabac.

Restaurants et bars

La législation de la Saskatchewan intervient aussi en matière de protection des non-fumeurs. Il est désormais interdit de fumer dans tous les endroits publics accessibles aux enfants, tels que les magasins, les centres commerciaux et les gares. Cependant, un important secteur du commerce peut conserver de grandes sections fumeurs, non cloisonnées, lesquelles devront toutefois rapetisser selon des étapes minimales. Les restaurants, les bars, les casinos, les salles de quilles, de billard ou de bingo, peuvent demeurer jusqu’à 70 % fumeur cette année (!!), jusqu’à 60 % au 1er janvier 2003 et enfin jusqu’à 40 % au 1er janvier 2004. Le gouvernement réévaluera la situation en 2004, notamment sur la faisabilité d’aller vers l’interdiction totale, comme le recommandait un comité parlementaire multipartite au printemps 2001.

Le point faible de la loi québécoise sur le tabac, celui ayant trait aux restaurants, était donc quatre ans en avance sur ce qui appert en Saskatchewan! Présidente de la Saskatchewan Coalition for Tobacco Reduction, Mary Smillie admet que leur loi est pauvre pour la protection des non-fumeurs : « On s’est buté à un très fort lobby de la part des tenanciers des milieux ruraux, explique-t-elle à Info-tabac. Il était impossible d’obtenir mieux. C’est pourquoi on s’est concentré contre les présentoirs de cigarettes. Nous sommes très fiers de cette première mondiale. Je reçois beaucoup de courriels de félicitations de l’étranger. »

Denis Côté