Une victoire bien méritée : anatomie d’une lutte

La lutte des groupes antitabac pour obtenir la loi 444, finalement adoptée par le gouvernement du Québec le 17 juin dernier, restera probablement dans les annales des grandes luttes sociales québécoises.

Elle fera école parce qu’elle aura démontré qu’il est possible, en mobilisant des groupes et en coordonnant leurs actions, de modifier la perception de la population, même sur une question qui a soulevé autant de passions, et ainsi d’amener l’Assemblée nationale à agir, malgré l’opposition du puissant lobby de l’industrie du tabac.

Un faisceau de circonstances a, bien sûr, permis d’atteindre cet objectif. Mais, il faut bien l’admettre, les groupes antitabac ont réussi à façonner ces circonstances de manière à lever toutes les objections et à forcer la main à tous ceux qui, au gouvernement, s’opposaient encore à l’adoption de la loi 444.

Contexte électoral

Dans cette lutte, il est apparu assez rapidement que le problème ne serait pas de convaincre le ministre responsable des mesures que devrait comprendre la législation, mais bien d’amener le gouvernement à déposer ce projet de loi. Le contexte référendaire, la difficile quête gouvernementale du déficit zéro et les stratégies électorales du Parti Québécois ont vite amené le bureau du premier ministre Bouchard à refuser systématiquement toute réforme impopulaire. Or, à cette époque une loi antitabac était impopulaire.

De leur côté, les groupes antitabac étaient sortis écorchés, en 1997, de leur bataille en faveur d’une loi fédérale. L’excellente stratégie utilisée par l’industrie du tabac pour mobiliser les grands événements sportifs et culturels avait très bien fonctionné. Même si le projet de loi fédéral a été adopté, l’image des groupes de pressions pro-santé était mauvaise et l’industrie avait fait la preuve que toute autre action gouvernementale en matière de tabac serait controversée et politiquement risquée.

Les leçons de 1997

Cette longue bataille fédérale a toutefois permis aux membres de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac de tirer un certain nombre de leçons. Au premier chef, il fallait établir de nouvelles stratégies d’actions capables de changer radicalement l’opinion de la presse francophone envers les groupes pro-santé, de limiter l’impact des grands événements et surtout de maintenir le débat sur des questions de santé, ce qui, au fédéral, n’avait pas été possible.

Au cœur de ces nouvelles stratégies, une constatation fondamentale : l’image d’« ayatollahs de la santé » limitait le rayon d’action des organisations qui avaient mené la bataille fédérale. Il fallait donc obligatoirement accroître et coordonner les interventions publiques, impliquer un plus grand nombre de spécialistes de la santé et acheminer aux journalistes et aux décideurs politiques le maximum d’information.

Un comité de coordination qui regroupait plusieurs membres importants de la Coalition a été la cheville ouvrière de l’action. Ce comité, qui se réunissait presque à chaque semaine, a permis de partager les informations provenant de toutes les sources possibles. Il a pu, tout au long de la bataille, avoir une image relativement juste de la réalité, des difficultés rencontrées par le ministre Rochon, des stratégies de l’industrie, etc. Grâce à cette coordination, il a été possible d’ajuster le plan de campagne au jour le jour.

Mobilisation des groupes

L’élément déterminant dans cette campagne, celui sans lequel rien n’aurait été possible, a été la mobilisation des groupes pro-santé. La structure de communication mise en place entre la Coalition et ses membres a permis de transmettre rapidement et efficacement toutes les informations nécessaires. Ainsi, à chaque fois que des lettres ouvertes aux médias ou des fax aux politiciens étaient requis, cela pouvait se faire sans délai.

Deux exemples pour démontrer l’importance de la mobilisation. En septembre 1997, le Mouvement en faveur du Fonds québécois pour la culture, le sport et la santé est formé afin de proposer une alternative valable au financement des événements par l’industrie du tabac.

Consciente de l’importance de désamorcer la question des commandites du tabac, qui avait tant nui lors de la lutte au fédéral, la Coalition décide de donner son appui au nouveau regroupement. Quelques heures plus tard, ses 675 membres reçoivent un fax les incitant à y adhérer. En quelques jours, le membership du Focquss passe à 90 organisations provenant de tous les secteurs, ce qui lui donne la crédibilité nécessaire pour recruter près de 200 adhérents avant la tenue de la conférence de presse de lancement.

En février dernier, le ministre des Finances du Québec a profité de l’augmentation de la taxe sur la cigarette pour annoncer qu’il y aurait un fonds de compensation de 12 millions $ pour les événements commandités. Ce n’était peut-être pas suffisant pour répondre à toutes les demandes mais, en commission parlementaire, il a permis de diminuer l’incertitude entourant la survie des événements.

Autre exemple : en décembre dernier, les informations en provenance du gouvernement montrent clairement qu’il n’y aura pas de dépôt de la loi, le bureau du premier ministre ayant décidé d’opposer son veto au projet. Or, par une autre source, la Coalition apprend qu’une rencontre de la dernière chance se prépare entre messieurs Bouchard et Rochon. En moins de 48 heures, le bureau du premier ministre est inondé de fax provenant de toutes les régions du Québec, et monsieur Bouchard autorise lui-même, par après, la poursuite du processus législatif.

Collaboration des médias

La coordination des efforts de chacun s’est aussi fait sentir dans les médias à partir de janvier 1998. Le comité de coordination avait appris l’intention du premier ministre d’inclure la loi antitabac dans un vaste programme électoral à l’intention de la jeunesse. Il a donc été décidé de mettre l’accent sur ce volet du dossier.

Une série d’études sur la question démontrant l’inquiétante augmentation du tabagisme chez les jeunes s’est retrouvée sur les bureaux des journalistes. La suite : première page dans La Presse… réactions d’indignation de plusieurs médecins membres de la Coalition… engagement formel du premier ministre d’agir rapidement pour protéger la santé des jeunes.

De janvier à avril 1998, pas une seule semaine n’est passée sans que des informations sur les effets du tabac n’aient été diffusées par les médias. Durant toute cette période, des dizaines d’activités impliquant des médias ont été organisées par des groupes pro-santé.

Cela a été possible grâce à la diversification des porte-parole. Jamais un seul groupe n’aurait pu faire autant de conférences de presse en si peu de temps. De nombreux groupes sont intervenus, dans plusieurs régions du Québec, présentant chaque fois un angle différent.

La couverture médiatique a été extraordinaire. La presse francophone, celle qui a un impact réel sur le gouvernement en place, a diffusé systématiquement toutes les nouvelles sur les dangers du tabac et sur les poursuites à travers le monde contre l’industrie du tabac. Cette campagne d’information, culminant avec la conférence de presse des médecins du CHUM à la mi-avril, a porté fruit : tous les sondages ont démontré un appui massif de la population à une loi antitabac.

Mais le 21 avril, c’est la douche froide. Le ministre Rochon annonce son plan de lutte au cancer, mais il n’y aura pas de loi antitabac. Ce n’est plus une priorité politique pour le gouvernement.

Les organismes de santé réactivent leur réseau pour tenter de comprendre ce qui se passe. Il est rapidement établi que le ministre Rochon tient encore à son projet de loi, mais c’est dans l’entourage du premier ministre que tout bloque. L’industrie a réussi à convaincre certains conseillers qu’elle quittera le Québec, créant des milliers de nouveaux chômeurs, si la loi est adoptée.

Pressions sur le caucus

Il faut réagir rapidement. Les solutions envisagées : faire pression sur le caucus des députés tout en menant une campagne d’information auprès des médias. Tous se mobilisent. Les attaques envers le gouvernement se font plus précises, des fax sont envoyés presque tous les jours aux députés, tant par la Coalition que par ses membres, des centaines de lettres parviennent au bureau du premier ministre et une nouvelle conférence de presse le dénonçant est planifiée par les médecins de l’hôpital Sainte-Justine.

Le 1er mai, nouveau coup de théâtre, le ministre Rochon annonce le dépôt prochain de son projet de loi. La conférence de presse des médecins de Sainte-Justine est annulée, ces derniers ayant obtenu précisément ce qu’ils demandaient du cabinet du premier ministre.

L’industrie du tabac est atterrée; elle était convaincue d’avoir gagné la bataille. Elle prépare en catastrophe des documents à l’intention des députés. Mais il est trop tard. La Coalition avait déjà préparé des contre-arguments aux prises de position anticipées de l’industrie, et les fait parvenir à tous les députés le jour même.

Armé de cette information, le caucus du PQ donne un appui unanime au projet de loi 444, qui est ensuite déposé à l’Assemblée nationale le 14 mai. Cinq jours plus tard, c’est au tour du caucus du PLQ d’en faire autant, alors que des membres de la Coalition l’ont rencontré dans les jours précédents. Encore une fois, la mobilisation des groupes antitabac aura porté ses fruits.

La commission parlementaire s’organise et des dizaines de mémoires sont préparés. L’industrie fait chanter le gouvernement avec ses menaces de fermetures, les organisateurs d’événements se montrent inquiets mais ne parviennent pas à mobiliser les médias comme ils l’avaient fait pour la loi fédérale, des démonstrations de forces de la FTQ sont organisées, rien n’y fait. Les concessions nécessaires pour permettre l’adoption restent, somme toute, acceptables. L’essentiel du projet de loi est préservé. Le 17 juin, contre toute attente, la loi 444 est adoptée à l’unanimité.

Cette bataille s’est menée comme une véritable partie d’échecs contre l’industrie du tabac. Mais cette fois, les groupes pro-santé comptaient sur plus de 675 pièces bien coordonnées dans leur jeu.

Richard Messier, spécialiste en analyse politique et en stratégies de communication qui a suivi de près le dossier du tabac au cours des derniers mois.