Une idée qui gagne du terrain

Une idée fait son chemin dans le milieu de la lutte contre le tabagisme : réduire le nombre de points de vente des produits du tabac. Alors que trois villes américaines sont déjà engagées sur cette voie, les recherches sur cette mesure semblent prometteuses.

Les produits du tabac sont des produits dangereux consommés par une proportion encore trop grande de la population. Pourquoi les retrouve-t-on dans pratiquement tous les magasins d’alimentation, dépanneurs et stations d’essence? La situation est absurde et amène certains spécialistes à suggérer que l’on diminue le nombre de commerces qui vendent des cigarettes, cigarillos et autres produits du tabac. Alors que l’idée gagne du terrain, des recherches sérieuses suggèrent que cette mesure pourrait avoir des répercussions sur le taux de tabagisme.

Aux États-Unis, trois villes – New York, Philadelphie et San Francisco – ont désormais un mécanisme limitant le nombre de commerces autorisés à vendre du tabac. D’abord, elles exigent que les commerces vendant du tabac aient un permis de vente payant. Ensuite, elles ont fixé un plafond aux permis qui est inférieur au nombre de permis actuels. Enfin, elles ont convenu de faire disparaître les permis « excédentaires » par attrition, par exemple, en ne les renouvelant pas lors de la fermeture d’un commerce. Au final, ces trois villes prévoient que, d’ici 10 à 15 ans, cela réduira leurs points de vente de 40 à 50 %. À San Francisco, ceux-ci ont déjà diminué de 14 % depuis 2015, se félicite Derek Smith, directeur du Tobacco Free Project au département de santé publique de la ville. Aucune analyse fine n’a toutefois mesuré pour l’instant l’effet de cette baisse sur le taux de tabagisme de la ville.

Des résultats prometteurs

Cela dit, de plus en plus de chercheurs s’intéressent à l’impact des points de vente sur l’initiation au tabac, les tentatives de cessation et les rechutes. Par exemple, ajouter 500 mètres entre un point de vente et le domicile d’un fumeur a augmenté de 57 % la probabilité que celui-ci ait tenté de se libérer du tabac au cours des cinq à dix dernières années. C’est ce que concluent Anna Pulakka et ses collègues  à la suite d’une recherche longitudinale menée en Finlande auprès de 20 000 fumeurs et ex-fumeurs et publiée en 2016 dans JAMA Internal Medecine. De leur côté, Louise Marsh et son équipe ont examiné l’impact de la densité des points de vente autour des écoles sur l’usage du tabac d’environ 27 000 adolescents néo-zélandais. En 2016, ils rapportaient dans Tobacco Control que plus les points de vente étaient nombreux, plus les jeunes fumeurs étaient susceptibles d’acheter du tabac et les jeunes non-fumeurs, de s’initier au tabagisme.

La chaîne de pharmacies américaine CVS Health a eu un impact sur la santé publique en cessant de vendre du tabac en septembre 2014. Crédit: CVS Health

Enfin, une recherche menée aux États-Unis, en 2017, suggère que la chaîne de pharmacies américaine CVS Health a eu un impact sur la santé publique en cessant de vendre du tabac en septembre 2014. En huit mois, les ventes de tabac avaient diminué de 1 % dans les États où la chaîne occupait au moins 15 % du marché, comparativement aux États où elle était moins présente, indique l’équipe de Jennifer Polinski dans l’American Journal of Public Health. En somme, limiter les points de vente contribuerait à diminuer la visibilité et l’accessibilité des produits du tabac et, donc, à créer un environnement favorable à une vie sans fumée.

Encore mieux : il semblerait que les entreprises qui cessent de vendre du tabac n’en souffrent pas financièrement. Les pharmacies québécoises, par exemple, sont toujours bien en selle même si elles ne peuvent plus vendre de tabac depuis 1998. Du côté de CVS Health, les revenus nets ont même augmenté de 27 % depuis que la chaîne s’est débarrassée du tabac. L’épicerie de quartier le Marché Claudin Malenfant qui a arrêté de vendre du tabac en 2014 fait un constat semblable. « Le tabac représentait moins de 10 % de nos ventes et nous donnait une assez faible marge bénéficiaire, témoigne Alcide Lagacé, copropriétaire de l’épicerie rimouskoise. Nous avons facilement remplacé le manque à gagner par des produits qui génèrent une plus grosse marge de profit, comme les aliments prêts-à-manger. »

Un portrait inégal au Québec

Il est impossible de savoir combien de commerces ont fait le même choix que le Marché Claudin Malenfant puisque le Québec ne possède pas de registre officiel des points de vente du tabac. Certes, il en existe au moins 7800, si l’on se fie aux certificats d’inscription gratuits distribués par Revenu Québec aux commerçants souhaitant vendre du tabac. Le chiffre est toutefois trompeur puisqu’un commerçant n’a besoin que d’un seul certificat, même s’il gère plusieurs points de vente. Cela dit, le nombre de points de vente au Québec a diminué de 62 % entre 2003 et 2008, à la suite du renforcement de la Loi sur le tabac, en 2005, selon le Rapport sur la mise en œuvre de la Loi sur le tabac 2005-2010. En effet, le resserrement de la loi avait alors interdit la vente de ce produit dangereux dans une foule d’endroits, dont les universités, les restaurants, les bars, les arénas et les salles de spectacle. Désormais, le Québec est l’une des provinces qui limitent le plus le type de lieux où la vente de tabac est permise.

Réduire davantage les points de vente serait-il donc devenu inutile? Non, répond Michael Chaiton, membre de l’Unité de recherche sur le tabac de l’Ontario et coauteur de quelques études sur cette question. « Le marché du tabac est massivement surapprovisionné au Québec et au Canada, dit-il. Même en diminuant le nombre de points de vente de moitié, il en restera encore des milliers. » Pire : ces points de vente seraient plus nombreux dans les quartiers défavorisés, où le taux de tabagisme est généralement plus élevé et où les habitants ont généralement moins facilement accès à un médecin de famille.

À Ottawa, les permis de vente de produits du tabac coûtent 877 $. Au Québec, aucun permis n’est requis.

La bonne nouvelle : il est possible de restreindre les lieux de vente au moyen des règles de zonage afin de limiter leur présence dans certains secteurs (par exemple, autour des écoles). Exiger un permis tarifé des commerçants est une autre solution. En effet, on peut penser que, plus un permis sera cher, plus les commerçants choisiront de ne pas vendre de tabac. De tels permis tarifés sont déjà obligatoires au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et dans plusieurs villes ontariennes. À Ottawa, par exemple, ces permis annuels coûtent 877 $. Le Québec, lui, n’en exige toujours pas, même si le Rapport d’experts sur l’état des finances publiques du Québec (rapport Godbout) recommandait d’instaurer des permis annuels au coût de 250 $. Au final, cette mesure toute simple pourrait contribuer à réduire la présence du tabac dans le paysage et, par extension, le tabagisme.

Anick Labelle