Tabac et psychiatrie ne vont pas nécessairement de pair

Interdire l’usage du tabac dans un hôpital psychiatrique, alors que la Loi sur le tabac le permet et que le taux de tabagisme des patients y est trois fois supérieur à celui de la population québécoise, tel est l’audacieux défi relevé par l’Institut Philippe-Pinel de Montréal (IPPM), le 31 octobre 2005. L’établissement – qui ne voudrait revenir en arrière pour aucun cas – a expliqué les raisons qui l’ont incité à éliminer la fumée dans le cadre d’un symposium tenu le 15 mars.

« On a longtemps cru qu’il était déraisonnable d’obliger nos patients à cesser de fumer », a avoué l’ancien directeur général de l’Institut, Dr Paul-André Lafleur, qui travaille toujours à l’hôpital en tant que psychiatre. (Il faut dire que les gens qui séjournent à « Pinel » y sont, plus souvent qu’autrement, contre leur gré. On parle de psycho-maniaco-dépressifs, de schizophrènes et de personnes atteintes – à divers degrés – de troubles mentaux.) « Toutefois, leur santé physique et celle de nos employés n’est pas moins importante que celle des autres patients et du corps médical québécois, qui, eux, bénéficiaient déjà d’environnements exempts de fumée. »

C’est donc pour rétablir la cohérence entre sa mission de promotion de la santé et sa tradition de tolérance à l’égard d’un comportement nocif que l’IPPM a proscrit l’usage du tabac à l’intérieur et à l’extérieur de ses murs.

Que dit la Loi?

L’annonce de l’interdiction de fumer dans les lieux publics québécois a été un des éléments déclencheurs, a indiqué le Dr Lafleur, puisqu’avant cela, il appartenait aux administrateurs d’hôpitaux psychiatriques de déterminer les endroits où la cigarette était permise : on pouvait donc fumer à peu près partout.

Depuis que la Loi sur le tabac a été renforcée, les établissements de soins psychiatriques peuvent permettre l’usage de tabac dans seulement 40 % des chambres, à condition que cela ne mette pas en danger la sécurité du patient ou celle d’autrui. « Or, à qui doit-on permettre l’usage du tabac quand 70 % de nos patients fument? », s’est interrogé le gestionnaire, en confiant que d’autres avenues, « comme fermer les yeux en attendant qu’un inspecteur passe », avaient également été envisagées puis finalement rejetées.

Étapes du changement

En décembre 2003, l’Institut Philippe-Pinel a pour la première fois considéré la possibilité de bannir la cigarette. Depuis quelques années, la cohabitation entre fumeurs et non-fumeurs suscitait beaucoup de discussions, et les diverses expériences tentées pour les accommoder avaient toutes échoué.

Un comité d’implantation a donc été formé, pour mobiliser employés et bénéficiaires, et une unité a accepté de se porter volontaire au printemps 2004. Il faut dire que l’inconfort entourant la gestion quotidienne du tabac était telle que son succès a encouragé d’autres unités à adhérer au projet. Longtemps considéré comme un renforcement positif, la cigarette était devenue un véritable objet de marchandage entre les membres du personnel et les patients. Les employés devaient accompagner les fumeurs à l’extérieur et allumer leur cigarette (certains bénéficiaires souffrent de pyromanie).

Peu à peu, la mise en place de paniers de basket-ball, de consoles de jeux vidéo et d’ateliers sur l’alimentation a contribué à meubler le temps autrefois consacré à fumer, et même le comité des usagers, qui avait des réticences au départ, a fini par se rallier au projet.

Le 31 octobre 2005, l’Institut Philippe-Pinel devenait le premier établissement psychiatrique entièrement sans fumée et seul son fumoir extérieur, réservé au personnel et aux patients de la clinique externe, témoigne encore de son lourd passé tabagique.

À la soixantaine d’intervenants – pour la plupart issus du milieu de la santé – venus assister au symposium, le directeur général de l’époque a confié que « plus le milieu sera fermé, c’est-à-dire moins les patients auront de contact avec l’extérieur, et plus il sera facile d’implanter une politique sans fumée ».

Rogner sur l’essentiel

« On avait tort de penser que fumer était le seul plaisir qui restait à nos bénéficiaires, a reconnu le Dr Lafleur. Il s’agit plutôt d’une dépendance coûteuse qui les entraînait à rogner sur l’essentiel. » Avec un chèque mensuel de 169 $ pour leurs dépenses personnelles, les patients fumeurs qui vivent de l’aide sociale utilisaient la totalité de leurs revenus pour se procurer des cigarettes. Ceux qui en consommaient 16 par jour, soit un peu plus d’un demi-paquet, ne pouvaient plus s’acheter rien d’autre, et leur consommation devait être restreinte pour rencontrer les limites de leur budget.

Mythe de l’automédication

« On croit souvent à tort qu’il y a un lien direct entre les maladies mentales et l’usage du tabac, comme si en fumant, les patients s’administraient eux-mêmes un traitement, a expliqué la pharmacienne de l’Institut, Nancy Légaré. Or, en interdisant la cigarette, on a réduit d’environ 20 % les doses de clozapine (un antipsychotique) nécessaires pour soulager les patients, ce qui a diminué les effets secondaires de leur médication. »

Il est primordial d’assurer un suivi médical constant et d’effectuer des prélèvements sanguins pour que l’arrêt du tabac n’interagisse pas avec la prise de médicaments, a insisté la pharmacienne. Contrairement à la cigarette, les timbres transdermiques, fournis gratuitement aux fumeurs tout au long de leur séjour, ne semblent pas nuire à leur médication.

« Les personnes psychiatrisées souffrent plus souvent de diabète et d’obésité et elles sont de deux à six fois plus nombreuses à mourir de maladies attribuées au tabagisme, a ajouté Mme Légaré. Étant donné leurs facteurs de risques et le fait que certains antipsychotiques, pris par plusieurs, entraînent des troubles métaboliques, elles doivent compenser par un mode de vie plus sain. »

Manque de ressources adaptées

Bien qu’ils bénéficient d’un environnement plus sain, les fumeurs qui séjournent à l’Institut Philippe-Pinel demeurent rarement abstinents lorsqu’ils obtiennent leur congé de l’hôpital. « Même si plusieurs veulent vraiment se libérer de leur dépendance, la presque totalité des patients recommencent à fumer », admet le Dr Lafleur, en déplorant le manque de ressources en cessation adaptées aux besoins des personnes atteintes de troubles mentaux. Malgré ce constat, le psychiatre croit qu’à leur sortie de l’Institut, les fumeurs sont mieux outillés pour faire face à une société dans laquelle la fumée est de moins en moins acceptée.

Distinctions et rayonnement

Outre ce symposium, le projet Hôpital sans fumée a fait l’objet de présentations scientifiques en Europe, aux États-Unis et dans d’autres régions du Québec. Il a également valu à l’Institut un Prix d’excellence du réseau de la santé et des services sociaux en 2005-2006, et une mention spéciale du jury lors du Gala 2006 de l’Institut d’administration publique du Québec.

Jurisprudence

S’il peut sembler « extrême » à certains, le règlement antitabac de l’Institut Philippe-Pinel n’est pas unique en son genre. En effet, il puise ses assises dans une politique implantée dans un hôpital ontarien (Penetanguishene Mental Health Centre) en mai 2003. Dans une contestation judiciaire intentée contre cet établissement par un bénéficiaire (Gerald Micheal Vaughn), le juge Romain W. M. Pitt a conclu que le droit de fumer n’est pas garanti par la Charte des droits et libertés et que l’administration de l’hôpital pouvait interdire le tabac même s’il s’agissait de la résidence du patient.

Josée Hamelin