Quelle réglementation pour le tabac des réserves autochtones?

Bonspiel
Steve Bonspiel, journaliste à l’hebdomadaire de Kahnawake Eastern Door, estime que les communautés autochtones devraient réglementer elles-mêmes leur industrie du tabac.
Le projet de loi fédéral C-10 propose de serrer la vis aux contrebandiers de tabac. Parmi ses cibles, il y a les fabricants et les vendeurs de tabac de la nation mohawk. Malheureusement, le tabac issu des réserves représente bien plus qu’un produit de contrebande.

Le tabac a plusieurs visages chez les Premières Nations : c’est une source d’emploi, une pratique traditionnelle, un symbole de souveraineté, une menace pour la santé publique et… un objet de contrebande. Le projet de loi fédéral C-10 – ou Loi modifiant le Code criminel (contrebande de tabac) – renforce les pénalités envers la contrebande de tabac. Plusieurs intervenants du milieu de la santé s’en réjouissent. Malheureusement, il ne concerne qu’une partie de la question du tabac d’origine autochtone.

Au Québec, le gros du commerce du tabac d’origine autochtone provient de Kahnawake et d’Akwesasne, deux communautés de la nation mohawk de la grande région de Montréal. Le problème? Sur ces réserves, la majorité des manufacturiers et des vendeurs de tabac ne possèdent pas les permis requis par les lois québécoises et canadiennes tandis que les commerçants y vendent, sans taxes, des produits du tabac à des non-autochtones. Les Mohawks voient cela comme parfaitement légitime et se considèrent comme souverains sur leur territoire. Mais, du point de vue du Québec et du Canada, leur industrie du tabac opère largement dans l’illégalité.

Des milliers d’emplois

L’industrie du tabac d’origine mohawk est associée aux « cabanes à tabac », mais elle vaut des millions de dollars. Cela fait une vingtaine d’années que cette communauté de la grande région de Montréal manufacture des produits du tabac de manière industrielle. Cette industrie compte d’ailleurs quelques gros joueurs, comme Rainbow Tobacco et l’Original Tobacco Traders (OTT). Au total, une vingtaine de manufactures emploieraient quelques milliers de travailleurs. « Les chiffres exacts sont toutefois inconnus parce que les manufacturiers refusent de les dévoiler », dit Steve Bonspiel, journaliste à l’hebdomadaire de Kahnawake Eastern Door. Ce qui est certain est que, dans les territoires autochtones défavorisés, l’industrie du tabac dynamise l’économie et permet à plusieurs personnes de s’enrichir de manière importante. « L’OTT a créé un organisme caritatif, le Kanien’kehaka Funding Association, et lui a versé 2,5 millions de dollars depuis 2010, dit Andrew Delisle, qui gère l’association. L’argent sert à bâtir des maisons ou à acheter des équipements médicaux à des Mohawks dans le besoin. »

En Ontario, un projet-pilote

En 2013, le ministère des Finances de l’Ontario a annoncé qu’il lançait deux projets-pilotes en collaboration avec des communautés autochtones afin de réduire la contrebande de tabac. L’un d’eux est mené avec la communauté d’Akwesasne, qui chevauche la grande région de Montréal, l’Ontario et les États-Unis. L’objectif de cet exercice : « explorer une approche réglementaire du tabac venue des communautés », écrit Scott Blodgett, le porte-parole du Ministère (notre traduction). Le gouvernement et les deux communautés autochtones se sont rencontrés pendant deux jours en mai pour « échanger à propos d’expériences, en Ontario et ailleurs, sur les approches d’autoréglementation et de partage des revenus, ajoute Scott Blodgett. Un dialogue important se poursuit. »

Cette initiative recevrait l’accord de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac invite les gouvernements à « encourager les autochtones et les communautés autochtones à participer à l’élaboration, à la mise en oeuvre et à l’évaluation de programmes de lutte antitabac […] socialement et culturellement adaptés à leurs besoins et à leur manière de voir. »

Une illégalité dangereuse

Le tabac a toutefois aussi bien des défauts. D’abord, il nuit grandement à la santé des autochtones et des non-autochtones. Smoke Traders – un documentaire autochtone sur l’industrie du tabac mohawk – montre les inconvénients de cette illégalité. La contrebande (la vente de cigarettes sans taxes à des nonautochtones) attire le crime organisé. Ensuite, la majorité des manufactures sur les réserves ne sont pas contrôlées puisqu’elles ne possèdent pas les permis requis pour fabriquer ou transporter du tabac. Leurs employés travaillent donc parfois dans des environnements insalubres ou dangereux, dit Steve Bonspiel.

Cette illégalité entraîne aussi des arrestations. En effet, même si les Mohawks estiment que les lois québécoises et canadiennes ne s’appliquent pas à eux, les tribunaux en ont jugé autrement. En juin 2014, par exemple, six résidants de Kahnawake et d’Akwesasne ont été condamnés à des amendes de plus de 100 000 dollars chacun pour manquement aux lois québécoises sur le tabac. Sauf exception, « les lois provinciales et fédérales s’appliquent aux Premières Nations, confirme Jean Leclair, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. L’article 87 de la Loi sur les Indiens fédérale, par exemple, les exempte de payer des taxes lorsqu’ils achètent des biens personnels, mais seulement lorsqu’ils le font sur une réserve. » Le projet de loi C-10, lui, ajoute la contrebande de tabac au code criminel, ce qui va renforcer les peines infligées aux contrebandiers et faciliter leur emprisonnement.

Pour contrôler le marché du tabac, les options non pénales sont malheureusement rares et plutôt inefficaces, conclut une étude de 2009 de l’Unité de recherche sur le tabac de l’Ontario (OTRU). Par exemple, il est peu utile d’imposer un quota sur les quantités de tabac sans taxes livrées aux membres des Premières Nations. En effet, en plus d’être généreux, ces quotas ne comportent aucun mécanisme assurant que des non-autochtones n’achèteront pas ces produits, écrit l’OTRU. Il est aussi possible d’exiger que les commerçants autochtones paient des taxes sur le tabac acheté en gros, puis qu’ils soient remboursés pour les produits qu’ils vendent sans taxes. Mais cela exige une tenue des livres serrée, alors que celle-ci est souvent déficiente. Les groupes de santé soulignent que, pour réduire le tabac de contrebande, il est aussi possible de contrôler la vente des ingrédients nécessaires à la fabrication des produits du tabac, comme les filtres de cigarette.

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L’industrie du tabac d’origine autochtone est associée à des cabanes à tabac, mais elle vaut des millions de dollars.
Une réglementation autochtone?

Dans la nation mohawk, plusieurs jugent le projet de loi C-10 inacceptable puisqu’il va nuire à l’industrie du tabac des réserves. Ces critiques proposent toutefois que les Premières Nations réglementent elles-mêmes cette industrie.

La communauté d’Akwesasne travaille avec le gouvernement de l’Ontario (voir l’encadré « En Ontario, un projetpilote »). À Kahnawake, l’effort se fait à l’interne. « Tout est sur la table », dit le journaliste Steve Bonspiel. Ce règlement mohawk pourrait notamment imposer des équipements standards aux manufacturiers et des formations aux travailleurs, voire le prélèvement d’une somme sur les ventes de tabac afin de financer des projets sur la réserve.

En théorie, la nation mohawk pourrait réglementer cette industrie. Après tout, elle jouit déjà d’une certaine autonomie : ce sont les Peacekeepers qui font respecter la loi à Kahnawake et à Akwesasne, pas la Gendarmerie royale du Canada ni la Sûreté du Québec. En réalité, il est toutefois peu probable qu’un tel règlement voit le jour à court terme. C’est la cinquième fois que la communauté de Kahnawake tente d’en rédiger un! La raison en revient notamment aux manufacturiers, qui s’opposent en majorité à toute réglementation. Le tabac de contrebande venu des réserves ne risque donc pas de disparaître de sitôt…

En théorie, la nation mohawk pourrait réglementer elle-même cette industrie. En réalité, il est malheureusement peu probable qu’un tel règlement voit le jour à court terme.

Comme le montre le documentaire Smoke Traders, certains Mohawks pourraient se détacher du commerce du tabac s’il existait d’autres activités économiques viables sur leur territoire. C’est ici que le bât blesse. En effet, les banques refusent généralement de consentir un prêt aux autochtones puisque leurs terrains, gérés en fiducie par le gouvernement fédéral, ne peuvent pas être saisis. Pour l’OTRU, « il y a trop peu de communication entre les Premières Nations, les législateurs et les organismes de lutte contre le tabac au Canada, ce qui réduit grandement les forums où discuter de soucis mutuels et comprendre adéquatement la perspective des uns et des autres » (notre traduction). On le voit : les solutions au tabac venu des réserves autochtones sont à la fois économiques, sociales et politiques, c’est-à-dire bien éloignées du projet de loi C-10.

Anick Perreault-Labelle