Les budgets fédéral et provincial comportent des mesures pour enrayer la contrebande

À la lumière des budgets fédéral et provincial, et au vu des nombreuses arrestations de contrebandiers opérées au cours des dernières semaines, il appert qu’Ottawa et Québec sont préoccupés par le marché noir du tabac et agissent pour le contrer, cela toutefois sans intervenir dans les réserves autochtones qui abritent des manufactures et des détaillants illégaux.

Cette contrebande est estimée à 30 % du marché québécois, d’après une étude qui vient de l’industrie et qui est la seule dont on dispose. L’ampleur de la contrebande empêche la ministre des Finances, Monique Jérôme-Forget, d’augmenter la taxation provinciale sur le tabac.

D’un océan à l’autre, la taxation fédérale sur le tabac est uniforme, soit d’environ 20 $ la cartouche. Quant aux taxations provinciales, elles varient du simple au double. Elle est la plus timide au Québec, à 20,60 $ la cartouche. L’Ontario est plus ambitieuse, à 24,70 $. Dans les Maritimes, la taxation provinciale moyenne est de 35 $, alors qu’elle approche les 40 $ du Manitoba à la Colombie-Britannique. Les différences s’expliquent essentiellement par le niveau et le risque appréhendé de contrebande, laquelle s’alimente en grande partie depuis les réserves mohawks situées en banlieue de Montréal ou près de Cornwall en Ontario. Plus on s’éloigne de ces fameuses réserves, plus la taxation provinciale du tabac est élevée et dissuasive.

Budget québécois

Bien que le budget provincial de madame Jérôme-Forget, déposé le 13 mars, n’incluait pas de hausse de taxation du tabac, il comprenait plusieurs mesures pour endiguer la contrebande. Des modifications seront apportées pour interdire à un titulaire d’un permis de manufacturier d’effectuer, pour une personne qui ne détient pas les permis requis, un service de fabrication, de production, de mélange, de préparation ou de mise en paquet de tabac destiné à la vente. Il sera également proscrit d’acheter ou de se faire livrer du tabac brut au Québec d’une personne qui n’est pas titulaire des permis requis. La loi sera aussi modifiée pour faciliter la saisie de toute chose utilisée pour la perpétration d’une infraction aux lois fiscales.

Par ailleurs, Québec financera à même les revenus de sa taxe sur le tabac, à la hauteur de 30 millions $ par année, des programmes pour les enfants en situation de pauvreté, de même que des services d’accompagnement pour les aînés qui demeurent à domicile. Ces projets seront lancés en complémentarité avec la Fondation Lucie et André Chagnon, qui y versera pour sa part un montant de 300 millions $ sur dix ans. « Fumer pour aider les enfants pauvres », a titré Le Soleil pour se moquer du fait qu’une portion de la taxation du tabac soit destinée à une noble cause. Auparavant, cette redevance servait à payer le Stade olympique de Montréal, érigé à coûts pharaoniques pour les Jeux de 1976.

Budget canadien

Auparavant, à la fin de février, le ministre fédéral des Finances Jim Flaherty avait lui aussi inscrit dans son budget une série de dispositions afin d’enrayer la contrebande du tabac. Le gouvernement canadien entend agir pour faire passer la prévalence du tabagisme de 19 % à 12 % d’ici 2011, lit-on dans les notes du budget, en référence à l’ambitieux objectif de Santé Canada. Ottawa limitera désormais la possession et l’importation d’équipements pour la fabrication de cigarettes aux personnes qui détiennent un permis de manufacturier. Du même souffle, l’Agence du revenu pourra révoquer les permis des fabricants qui refusent l’accès aux inspecteurs, et peu importe où se trouve la fabrique. Analyste des politiques pour la Société canadienne du cancer, Rob Cunningham est d’avis que ces mesures sont positives et qu’elles auront un impact tangible sur l’alimentation du marché noir.

Revendications de députés

Ces intentions budgétaires répondent en partie aux demandes des groupes de santé et de certains députés fédéraux. Le 5 février en conférence de presse, les députés Keith Martin, Lloyd St. Amand et Serge Ménard avaient pressé le gouvernement Harper d’intervenir plus énergiquement dans le dossier de la contrebande. Député libéral en Colombie-Britannique, Keith Martin a constaté, en tant que médecin de formation, les effets dévastateurs du tabac sur la santé. « Il est inadmissible que le gouvernement ait laissé la contrebande atteindre de telles proportions, a-t-il dit. Les prix élevés constituent certes un des meilleurs moyens de décourager les gens de fumer. »

Pour sa part, le député bloquiste Serge Ménard a soutenu que le pouvoir fédéral ne s’attaque pas sérieusement au problème. « Les contribuables en ont assez de faire les frais de l’incurie du régime conservateur, selon lui. Les gouvernements fédéral et provinciaux perdent plus d’un milliard $ par année en impôts, ce qui est exorbitant. » Porte-parole du Bloc québécois en matière de sécurité publique, M. Ménard fut, de 1997 à 2003, ministre de la Justice puis ministre de la Sécurité publique du Québec.

Crise dénoncée

La veille, le 4 février, un regroupement d’associations impliquées dans la réduction du tabagisme émettait un communiqué de presse réclamant elle aussi une action urgente du ministre fédéral des Finances. « La contrebande des cigarettes atteint les proportions d’une crise, affirmait Aaron Levo, président de la Coalition canadienne pour l’action sur le tabac. Cette contrebande a des conséquences désastreuses, qu’il s’agisse du tabagisme chez les jeunes, de la santé publique, de la perte de recettes gouvernementales, de la sécurité à la frontière ou de la prévention du crime. »

La contrebande du tabac, qui fournit des cigarettes en Ontario et au Québec pour seulement 15 $ ou 20 $ l’emballage de 200 cigarettes, et parfois moins, mine les résultats de l’augmentation des taxes aussi bien que des mesures éducatives et législatives, dénonce Neil Collishaw, directeur de la recherche des Médecins pour un Canada sans fumée. De son côté, le coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Louis Gauvin, condamne l’inertie du gouvernement canadien face aux autorités américaines, lesquelles semblent tolérer la fabrication de cigarettes illicites dans les réserves amérindiennes près de notre frontière. Cette invasion de produits nocifs à bas prix affecte la santé de centaines de milliers de nos concitoyens, déplore M. Gauvin.

Dans son communiqué, la Coalition canadienne pour l’action sur le tabac exigeait cinq mesures pour freiner le marché noir. Trois n’ont pas encore reçu de réponses favorables, soit exiger des autorités américaines qu’elles fassent cesser la contrebande vers le Canada, établir une caution substantielle (d’au moins cinq millions $) pour l’obtention d’un permis de fabrication, puis établir un système de marquage et de traçabilité des produits du tabac.

Les dessous de Kanesatake

L’ancien grand chef mohawk James Gabriel est réapparu dans les médias québécois à la mi-janvier, lors du lancement de son livre Les dessous de Kanesatake, lequel relate son combat pour assainir la réserve située près d’Oka, en banlieue nord-ouest de Montréal. Après une conférence de presse fort courue, M. Gabriel a fait le tour des émissions d’affaires publiques. Il a répété que sa communauté était toujours soumise à des groupes criminels, même si cela ne défrayait plus la manchette. « Après la crise des années 1990, les trafics les plus florissants à Kanesatake étaient ceux des armes et de l’alcool, se rappelle-t-il. Mais aujourd’hui, il y a tellement d’argent à faire avec la marijuana et le tabac, que les réseaux n’ont plus besoin d’avoir recours à la contrebande d’armes et d’alcool. »

M. Gabriel signale qu’en plus de vendre des cigarettes non taxées, la plupart des petites boutiques sur la route 344 n’ont pas de branchement électrique légal. Vivant aujourd’hui avec sa famille dans un endroit secret en Ontario, l’homme songe à se lancer en politique. Sa maison de Kanesatake avait été incendiée par des adversaires en 2004, forçant son exil.

Négociations à Genève

Au terme d’une réunion de cinq jours à Genève, les États membres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont exprimé leur intention de faire adopter en 2010 un protocole international sur la contrebande du tabac. La première session de l’organe intergouvernemental de négociation se tenait du 11 au 16 février en Suisse, et réunissait quelque 800 délégués. Le futur protocole sur la contrebande complèterait la Convention-cadre pour la lutte antitabac de l’OMS, entrée en vigueur en février 2005.

L’élimination du commerce illicite est l’un des principaux objectifs de la Convention, indique l’OMS dans un communiqué qui souligne que la contrebande favorise l’augmentation de la consommation et entraîne la perte de plusieurs milliards $ de recettes fiscales chaque année.

Présent aux négociations, François Damphousse, de l’Association pour les droits des non-fumeurs, a indiqué à Info-tabac que le protocole envisagé visait le long terme, pour contrer le trafic illégal entre les pays. Il considère que le problème interne canadien peut et doit être réglé dès maintenant par des mesures déjà préconisées.

Par ailleurs, les États-Unis n’ont toujours pas ratifié la Convention-cadre, contrairement à 152 pays dont le Canada.

Denis Côté