Les affaires resteront juteuses pour les multinationales du tabac
Avril 2008 -No 73
Quoique le nombre de cigarettes vendues au Canada diminue d’année en année, le montant des ventes, déduction faite des taxes, augmente, et le profit est encore au rendez-vous pour les manufacturiers. Et pour les observateurs du marché mondial, le meilleur est à venir pour les cigarettiers.
Certes, le Canada, comme de nombreux pays riches, est un marché « mûr », où la compression des coûts de fabrication et de livraison des produits du tabac pourrait être la source la plus sûre de profits renouvelés. Dans les économies émergentes toutefois, les affaires s’annoncent autrement plus juteuses.
L’habitude de fumer se répand dans la population des économies émergentes, qui constitue la plus grande partie de la population mondiale. Dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Afrique, la prévalence du tabagisme dépasse maintenant celle des pays d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) parle d’une épidémie, tout en notant que cette épidémie, qui fait déjà 5,4 millions de morts chaque année, pourrait être endiguée, si on protégeait tout de suite la population contre les manoeuvres de l’industrie.
Hors du marché chinois, approvisionné presque exclusivement par l’industrie chinoise, les ventes de cigarettes sur la planète sont l’apanage de quatre multinationales, qui se partagent 80 % du marché : Philip Morris, British American Tobacco (BAT), Japan Tobacco International (JTI) et Imperial Tobacco (à ne pas confondre avec Imperial Tobacco Canada, qui appartient à BAT). Pour les fumeurs du monde, ces noms de compagnies riment plutôt avec des marques telles que Marlboro, Dunhill, Camel ou Drum.
Le marché des pays émergents génère déjà les trois quarts des ventes de l’industrie du tabac. Si la croissance des ventes s’y maintient à son taux actuel, et cela en l’absence de toute croissance du profit dans les marchés « mûrs », et même sans compter sur un accès libéralisé au marché chinois, le profit d’ensemble de l’industrie du tabac pourrait doubler au cours des prochains quinze ans. C’est ce que rapporte le magazine Tobacco Reporter de janvier 2008 d’une conférence d’Erik Bloomquist. Ce dernier dirige l’étude du marché mondial du tabac dans une filiale de la méga-banque JPMorgan Chase. Pour ce spécialiste, les perspectives pour les actionnaires de Philip Morris, BAT, JTI et Imperial sont bien meilleures qu’au cours des cinq ou dix dernières années.
De son côté, Elise Badoy, directrice exécutive de la filiale londonienne de la banque d’affaires Goldman Sachs, mentionne, selon Tobacco Reporter, la compression des coûts de production que peuvent encore effectuer les manufacturiers pour hausser leurs profits. Les compagnies peuvent réaliser des économies d’échelle en concentrant la production des cigarettes dans un nombre minimal de fabriques, en profitant du fait que le tabac est une marchandise de haute valeur et légère, facilement transportable sur de grandes distances. La prise de contrôle récente de Gallaher par JTI et d’Altadis par Imperial a témoigné de la volonté des grands joueurs de grossir à coups d’acquisitions et de fusions, elles aussi génératrices d’économie d’échelle. Pour croître, les compagnies de tabac peuvent aussi miser sur la privatisation probable du secteur dans des pays émergents où il appartient au gouvernement. JTI, propriétaire d’une fabrique de cigarettes à Montréal, est elle-même issue d’une ancienne société d’État japonaise. À défaut d’acheter le concurrent, la multiplication d’ententes pour la distribution des cigarettes correspond aussi à une approche prometteuse pour les cigarettiers, selon Elise Badoy.
Pendant ce temps, à chaque jour sur la planète, plus de 90 000 jeunes commencent à fumer.
En Amérique du Nord, l’interdiction de fumer s’étend à de plus en plus d’endroits, car la fumée dérange et rend malades les non-fumeurs, qui constituent l’écrasante majorité de la population, et exigent plus souvent que jadis d’être respectés. Avec un certain décalage, l’Europe suit le même mouvement de restriction des espaces où il est permis de fumer.
L’industrie du tabac sait tout cela et fonde de l’espoir sur la mise en marché de produits du tabac qui ne seront pas brûlés. Nos ancêtres ont bien connu le tabac à priser et le tabac à chiquer, et voici que se pointe en plus le sachet de tabac qu’on suce, un peu comme une pastille, mais qui ne fond pas. Un tel produit existe depuis une trentaine d’années en Suède et en Norvège, où on l’appelle le snus.
Quant à la cigarette, bien que populaire auprès d’un moins grand nombre de gens au Canada, elle garde des adeptes qui sont prêts à la payer de plus en plus cher. D’ailleurs, le prix de vente des cigarettes a monté depuis trois ans, et les taxes n’y sont pour rien, du moins au Québec. Au Québec, la proportion des taxes dans le prix de vente au détail d’un paquet de cigarettes a légèrement diminué depuis quatre ans (voir note 1). En parallèle, l’industrie du tabac a aussi vendu davantage de cigarillos ces dernières années.
À l’avenir, à défaut de pouvoir faire la publicité des produits du tabac aux points de vente, ce qui est maintenant interdit dans plusieurs provinces, des compagnies pourraient se mettre à rémunérer les caissiers des commerces pour qu’ils vantent leurs marques. Certains spécialistes du marketing ont aussi pensé à la pellicule de plastique qui recouvre les paquets, comme futur support de messages promotionnels, une fois le paquet sorti de son armoire. Les manufacturiers, par le truchement des détaillants, pourraient aussi poster des coupons-rabais et des offres aux fumeurs qui donneront leur nom et leur adresse à leur fournisseur habituel. Enfin, à défaut de pouvoir attirer l’oeil du client avec des étalages chatoyants, les manufacturiers s’attarderont peut-être à procurer un plaisir tactile accru au consommateur, en lui vendant ses cigarettes dans un paquet plus agréable au toucher, et plus rigide. Des spécialistes du marketing du tabac ont noté que la rigidité du paquet avait un effet majeur sur la perception de la qualité du produit et sur l’appréciation d’une marque.
L’Italie, la Suède et la Nouvelle-Zélande interdisent la publicité des produits du tabac dans les magazines et journaux publiés dans le pays, de même qu’aux points de vente. La France, la Chine et l’Espagne appliquent cette interdiction de publicité à tous les magazines et journaux distribués dans le pays, peu importe leur origine, mais l’Espagne interdit aussi la publicité aux points de vente, alors que la France et la Chine l’autorisent. Le Royaume-Uni et l’Australie interdisent la publicité des produits du tabac dans les magazines et journaux publiés dans le pays, mais l’autorisent aux points de vente. Les États-Unis et le Mexique n’interdisent la publicité des produits du tabac qu’à la télévision et à la radio, parce que les télécommunications y sont de juridiction fédérale. En revanche, certains États de la fédération américaine et de la fédération mexicaine appliquent des prohibitions à la publicité imprimée ou aux points de vente du tabac. La Russie et l’Allemagne autorisent la publicité des produits du tabac partout, sauf à la télévision et la radio nationales. La république d’Afrique du Sud interdit la publicité des produits du tabac absolument partout. À l’opposé, le pays voisin, le Zimbabwe, l’autorise absolument partout.
Ce dernier cas de figure est beaucoup plus représentatif de la situation d’un grand nombre de pays à faible revenu. Selon une compilation récente de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 5 % de la population mondiale vit dans des pays où la publicité du tabac est totalement interdite.
Dans son rapport de 2008 sur l’épidémie mondiale de tabagisme, l’OMS déplore que seulement quinze pays, représentant 6 % de la population mondiale, exigent l’apposition de mises en garde illustrées sur les emballages de produits du tabac, réalité connue au Canada depuis l’année 2000.
Pierre Croteau
Note [1] : La taxe québécoise appliquée aux produits du tabac est une taxe d’accise, c’est-à-dire un montant fixe par unité vendue, sans rapport avec le prix demandé par le vendeur. Ce montant n’a pas augmenté depuis décembre 2003. Quant à la taxe d’accise fédérale, elle n’a augmenté, à deux reprises, que pour compenser très précisément les réductions de la taxe sur les produits et services.