Le projet de convention-cadre antitabac de l’OMS avance à grand pas

Si la « Convention-cadre pour la lutte antitabac » est adoptée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en mai 2003, tel que prévu, seulement neuf années auront passé entre l’émergence de ce projet et son adoption, ce qui est rapide pour un traité international novateur d’une telle envergure.

Selon Neil Collishaw, de Médecins pour un Canada sans fumée, cette audacieuse convention avance à grands pas et profite d’un support au-delà des espérances. M. Collishaw connaît bien le tabac, puisqu’il oeuvra au programme antitabac de l’OMS, à Genève de 1991 à 1999, après avoir été fonctionnaire au bureau du tabac à Santé Canada.

La convention-cadre engagera ses pays signataires à mettre en place une série de mesures minimales de contrôle du tabac, les encourageant à être plus restrictifs si possible. Ces mesures s’appuient sur la stratégie antitabac qui fait ses preuves dans quelques pays avant-gardistes; elles visent principalement l’industrie, les points de vente, la fumée ambiante, la prévention, la cessation et la taxation.

À Genève du 30 avril au 5 mai, les délégués des nations se pencheront sur le texte préliminaire qu’a rendu public, en janvier, le président de l’organe intergouvernemental de négociation, le Brésilien Celso Amorim. Tenant compte de la première ronde de négociations et des audiences publiques de l’OMS sur le sujet, en octobre dernier, monsieur Amorim propose un plan sérieux et complet, tout en laissant à chaque pays le soin d’établir son propre échéancier.

Piloté par le Canada

L’idée d’un tel traité international fut d’abord lancée à la Conférence mondiale sur le tabac OU la santé, à Paris en 1994, une suggestion, pour ne pas dire un « rêve », de Ruth Roemer alors présidente de l’Association américaine de santé publique. Le gouvernement du Canada avait par la suite piloté ce dossier à l’Assemblée mondiale de la santé en 1995, laquelle mandata l’OMS pour préparer une étude de faisabilité. Le Canada a joué un rôle clé lors des premières étapes du projet de convention-cadre, en finançant des études préliminaires et en accueillant des réunions de travail à Halifax et à Vancouver.

Résolutions unanimes

C’est le 24 mai 1999 que l’Assemblée mondiale de la santé, l’organe directeur de l’Organisation mondiale de la santé, adoptait, à l’unanimité de ses 191 États membres, une résolution prévoyant l’élaboration de la Convention-cadre pour la lutte antitabac. Des délégués de 50 pays membres avaient alors pris la parole pour annoncer leur soutien financier et politique à la convention, incluant les représentants des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU), soit les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et la Grande-Bretagne. L’année suivante, en mai 2000, l’Assemblée mondiale adoptait, encore à l’unanimité, une résolution pour lancer officiellement le début des négociations politiques. Pour la première fois, l’OMS, une branche de l’ONU vouée à l’amélioration de la santé des peuples de la Terre, utilise l’article 19 de sa constitution afin d’élaborer et d’adopter une telle convention.

Lors d’une rencontre avec des intervenants québécois, à Montréal en décembre dernier, M. Collishaw a toutefois apporté quelques nuances concernant ce projet ambitieux. Lorsque le texte final de la convention sera arrêté, les États membres de l’OMS ne seront pas tenus de le ratifier. C’est sur ce point que se jouent les délicates négociations à venir. Une convention très sévère risque d’être boudée par de nombreux pays, alors qu’une convention indulgente pourrait obtenir une large adhésion mais n’avoir qu’un impact très limité. Il s’agit de trouver le juste milieu.

« Il ne faut pas oublier que l’Assemblée de l’OMS ne réunit que des gens de la santé. Lorsque la convention sera déterminée, il faudra alors la faire signer par les pays, en considérant tout ce qui peut influencer les gouvernements », fait valoir M. Collishaw. De plus, l’OMS n’a évidemment pas de police pour obliger les pays adhérents à respecter leurs signatures. Chaque pays s’engagera essentiellement sur l’honneur.

À ce jour, tous les États membres appuient le projet de convention, mais le soutien de certains est plus faible, en particulier du côté des États-Unis, de l’Allemagne, du Japon et de la Chine, indique l’ancien fonctionnaire de l’OMS.

Appui de la directrice

L’arrivée en poste, en 1998, de l’actuelle directrice générale de l’OMS, le Dr Gro Harlem Brundtland, avait donné un envol solide au projet de traité antitabac. Provenant d’un pays riche, la Norvège qui, comme le Canada, paie un lourd tribut de son fort tabagisme passé, madame Brundtland veut éviter que nos épidémies de cancers et de maladies cardiaques liées à la cigarette se répètent, avec une ampleur inouïe, dans les régions en développement.

De surcroît, l’OMS désire éliminer autant que possible la publicité du tabac à travers le monde puisque celle-ci a pour effet d’accroître énormément le tabagisme féminin dans les pays pauvres, jusque-là épargnés par ce fléau pour des raisons culturelles. À l’aide de campagnes associant leurs produits à des femmes jeunes, jolies et émancipées, les multinationales réussissent à renverser les perceptions traditionnelles de certains pays, à savoir que seules fument les femmes de « mauvaise vie ».

L’OMS estime qu’environ quatre millions de décès par année sont attribuables à des maladies causées par le tabac et, si la tendance se maintient, ce chiffre s’élèvera à 10 millions en 2030. En 1990, les deux tiers des mortalités liées au tabagisme survenaient dans les pays développés. Dans trente ans, les pays en développement seront touchés par 70 % de ces décès, prévient-on. En plus de centaines de millions de décès prématurés en jeu, la santé et la qualité de vie des 1,2 milliard de fumeurs actuels sur Terre pourraient être améliorées par le sevrage.

L’objectif de l’OMS, évoqué par madame Brundtland, est d’abaisser le nombre de fumeurs à 1 milliard d’ici 2020, plutôt que de déplorer sa hausse à 1,6 milliard, telle qu’elle est appréhendée par la tendance actuelle.

Pourquoi une Convention?

À la différence des résolutions de l’OMS, qui reflètent les positions, les voeux ou les intentions de l’organisme, la convention-cadre mènera à des engagements concrets des pays membres. L’OMS a déjà adopté 18 résolutions pour supporter la lutte au tabagisme au cours des 25 dernières années, mais très peu de pays en ont réellement tenu compte par leurs actions.

En général, seuls les pays riches agissent contre le tabac alors que les fabricants de cigarettes se tournent de plus en plus, et sans vergogne, vers les pays en développement. En plus de motiver et de supporter les actions de ces pays défavorisés, le traité international permettra un partage de l’information et résoudra des problèmes débordant les frontières, comme la publicité et la contrebande.

Une convention-cadre engage une action progressive, à un rythme différent selon les pays, et consolide le consensus par des réunions régulières, ce qui autorise les amendements et facilite l’adoption de protocoles additionnels. La convention-cadre jette les bases d’une coopération générale, les détails en étant précisés dans des protocoles. Ce type d’instrument a fait ses preuves en matière de désarmement et de protection de l’environnement.

Certains, comme M. Collishaw, croient qu’il faudrait que la convention-cadre antitabac soit assez détaillée, étant peu confiants de voir les protocoles complémentaires entérinés par de nombreux pays, ou même simplement aboutir. Et d’autres optent pour une convention-cadre assez générale, en misant sur la volonté des pays à négocier rapidement des protocoles musclés faisant consensus.

Droits des non-fumeurs

On ne peut s’attendre à ce que la convention-cadre s’ingère beaucoup dans le quotidien des nations. « Si les traités amènent rarement un État à changer immédiatement son attitude, ils peuvent l’inciter à modifier son comportement dans certains domaines », analyse modestement l’OMS dans la section « Questions et réponses » de son site Internet consacrée à la convention.

Il serait illusoire d’espérer que le texte final oblige, par exemple, tous les restaurants du monde, dont ceux du Québec, à bannir le tabac au 1er janvier 2005. Dans le texte proposé, il est plutôt avancé, dans les principes directeurs, que « les non-fumeurs doivent être correctement protégés de l’exposition à la fumée de tabac. » Et au point G, on précise que « chaque partie, dans la mesure du possible compte tenu des moyens dont elle dispose et de ses capacités, adopte (…) des lois et autres mesures efficaces prévoyant une protection systématique contre l’exposition à la fumée du tabac dans les lieux de travail intérieurs, les lieux publics fermés (…) »
Même si ces engagements ne sont ni détaillés, ni renforcés par un échéancier, ils peuvent entraîner de nombreux pays à suivre l’exemple de l’Amérique du Nord en matière de protection des non-fumeurs.

Contrebande et publicité

C’est dans les domaines de la contrebande et la publicité du tabac que la convention-cadre est la plus prometteuse pour le Canada, soutient Francis Thompson, de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF). L’interdiction progressive de toute publicité pouvant atteindre les autres pays, notamment dans les magazines, sur Internet et par le parrainage sportif, fera en sorte que les lois d’un pays ne pourront pas être contournées par le biais de la négligence d’un autre. Ceci touchera les magazines américains, populaires au Canada anglais, bien qu’encore bourrés d’annonces traditionnelles de cigarettes.

L’ADNF s’était associée à quatre autres organismes canadiens, dont la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, pour présenter un mémoire d’appui à la convention-cadre, lors des audiences d’octobre dernier. Ce groupe ad hoc recommandait une série de mesures qui, pour la plupart, sont maintenant incluses dans le texte à l’étude. Les organismes canadiens proposaient des solutions aux six problèmes suivants : la publicité transfrontalière, les contraintes des ententes de commerce, le peu d’échanges d’expertise, la contrebande, les cigarettes hors-taxes et le manque de standards pour la surveillance de l’industrie.

Incidences au Québec

Compte tenu des législations canadiennes et de sa récente Loi sur le tabac, adoptée en juin 1998, le Québec respecte déjà la majorité des exigences du traité envisagé. Des améliorations pourraient toutefois survenir dans quelques domaines, en réaction à un mouvement mondial et en vertu de l’adhésion attendue du gouvernement canadien à la convention-cadre.

Ainsi, le commerce au détail du tabac pourrait être beaucoup mieux réglementé. Opérant sans permis spécifique au tabac, les milliers de dépanneurs du Québec exposent toujours les cigarettes comme si elles constituaient un produit très à la mode, hautement recommandable. Ces murs de cigarettes ne cadrent guère avec l’esprit du traité envisagé par l’OMS.

L’interdiction des appellations trompeuses « légères » ou « douces », davantage de juridiction fédérale, donnerait aussi un bon coup de pouce à la réduction du tabagisme. De plus, les mesures de contrôle de la contrebande pourraient consolider le retour de la taxation dissuasive, comme le souhaitent l’ADNF et la Coalition québécoise.

Plus de renseignements : Organisation mondiale de la santé, Alliance pour la Convention-cadre (regroupement d’organismes non gouvernementaux supportant une convention forte), Santé Canada, Association pour les droits des non-fumeurs, Médecins pour un Canada sans fumée, National Center for Tobacco-Free Kids (États-Unis).

Denis Côté