L’Amérique latine victime des pratiques prédatrices de l’industrie

Lors de la dernière ronde de négociations de la Convention cadre mondiale pour la lutte antitabac, fin février à Genève, des organismes de santé ont rappelé les manoeuvres de l’industrie visant à répandre le tabagisme dans les pays en développement. Bien que les exemples de publicité sans vergogne, d’alimentation de la contrebande et d’influence douteuse des pouvoirs publics proviennent souvent d’Afrique, d’Asie et d’Europe de l’Est, les multinationales du tabac ne chôment pas davantage en Amérique latine.

Selon Profits over People, un recueil d’une centaine de pages publié en novembre dernier par l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), les manufacturiers de cigarettes ont maintes fois tenté de se soustraire aux lois et règlements émergeant de pays d’Amérique du Sud, forcément au détriment de la santé et de la vie des populations.

Stratégie d’opposition

Tout comme elle l’a fait dans les pays riches, l’industrie du tabac riposte aux premiers efforts de contrôle du tabac de l’Amérique latine, de diverses façons tristement éprouvées : en discréditant les études et les groupes qui s’opposent au tabagisme, en subventionnant des programmes communautaires pour redorer son image, en alimentant la contrebande pour accroître son marché, et en intervenant avec énergie lors des processus législatifs. L’industrie profite au maximum du laxisme des lois nationales, si loi il y a, pour annoncer ses cigarettes de toutes les manières imaginables. Seul le Brésil limite sérieusement la publicité du tabac.

« La plupart des pays latino-américains étant très pauvres, il peut s’avérer difficile pour leurs gouvernements de résister à l’argent que l’industrie du tabac investit dans la supposée prévention du tabagisme juvénile et dans des programmes communautaires, précisait Stella Aguinaga Bialous, coauteure du document, à l’agence de presse Reuter lors de la parution de l’ouvrage. Lorsque les compagnies de tabac subventionnent des programmes quelconques, il faut toujours voir ce geste avec scepticisme, car leurs bénéfices sont la seule chose qui compte réellement pour elles. »

Pendant que British American Tobacco (BAT) et Philip Morris (PM) se font publiquement compétition afin d’obtenir une plus grande part du marché, ils unissent clandestinement leurs forces lorsque des intérêts communs sont menacés, relate Profits over People. Ainsi, en s’appuyant sur l’argument de la liberté d’expression, les grands fabricants s’opposent conjointement aux intentions visant à réduire leur publicité.

Par exemple en 1992, suite à des campagnes de lobby de l’industrie, le président argentin Carlos Menem avait utilisé son veto pour bloquer le projet de loi Neri. Cette loi antitabac globale devait interdire la promotion des produits du tabac, restreindre le droit de fumer dans les endroits fermés et obliger les compagnies de tabac à divulguer les ingrédients entrant dans la composition des cigarettes. Toujours en Argentine, BAT et PM ont fondé une association nationale de manufacturiers dans le but d’organiser, ensemble, des campagnes de lobby discréditant les groupes qui signalaient les risques reliés à l’usage du tabac et à la fumée secondaire.

Pourtant chaque année, le tabagisme fauche près de 500 000 personnes en Amérique latine et dans les Caraïbes. Cela représente un dixième des 4,9 millions de décès annuels liés à l’usage du tabac sur Terre, selon la nouvelle estimation de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Appui de la population

En 1993, un sondage réalisé en Argentine, au Brésil, au Mexique, à Porto Rico et au Venezuela révélait que 73 % de la population et 53 % des leaders politiques étaient favorables à l’amplification des législations contre la fumée secondaire par leur gouvernement. Devant cette volonté populaire et malgré elle, les compagnies de tabac ont continué de manoeuvrer afin de banaliser l’impact de la fumée secondaire et de maintenir le fait de fumer socialement acceptable.

« La population des pays d’Amérique latine n’est pas bien informée au sujet des dossiers du tabac et il est évident que les manufacturiers tirent profit de cette carence, déplorait Mme Bialous. Par exemple, des représentants de compagnies de cigarettes affirment que l’augmentation des taxes sur le tabac et les interdictions de fumer dans les lieux publics ne sont pas des moyens efficaces pour réduire le tabagisme, ce qui est totalement faux. »

L’étude de documents internes des cigarettiers a permis aux chercheurs de l’OPS de démontrer que l’industrie du tabac a mis en œuvre des campagnes visant à discréditer les scientifiques et les journalistes qui dénonçaient les effets néfastes de la fumée secondaire. Pire encore, certains dossiers révèlent que BAT et PM ont engagé des scientifiques, prétendument indépendants, afin de nier les liens unissant la fumée secondaire et certaines maladies graves.

Prévention ou publicité dissimulée?

D’après les auteurs de Profits over people, les campagnes de prévention du tabagisme subventionnées par l’industrie servent davantage à redorer son image par le biais de relations publiques plutôt qu’à détourner les enfants de la cigarette. « Paraissant se soucier de la santé publique en implantant des mesures préventives, l’industrie dépeint d’elle-même l’image d’une entreprise responsable capable de s’autoréguler », écrivent-ils. Il ne faut toutefois pas se méprendre car en agissant de la sorte, l’industrie ne ferait que retarder des législations gouvernementales sévères.

Certaines campagnes s’adressent directement aux jeunes… le public qu’elle prétend protéger. Mais au lieu de faire valoir que la cigarette entraîne une dépendance et qu’elle peut causer des dommages irréversibles, autant chez l’adulte que chez l’enfant, ces programmes de prévention véhiculent le message que fumer est une activité pour adultes seulement. L’interdit étant intriguant autant qu’attirant, ces avis encourageraient les adolescents, désireux d’agir en adultes, à fumer, soutiennent les chercheurs de l’OPS.

Implication dans la contrebande

Bien qu’efficaces pour réduire la consommation, les hausses de taxes sur les produits du tabac ont parfois pour conséquence d’augmenter la contrebande. Profits over people reproche aux compagnies de tabac non seulement d’être au courant des particularités des réseaux de contrebande, mais aussi d’y participer de façon active.

Les documents analysés dévoilent que le marché de la contrebande a déjà été au cœur des discussions d’affaires de BAT; il figurait intégralement dans ses plans de distribution et de marketing. En agissant de la sorte, la multinationale s’est accaparée une part du marché laissée vacante par des compétiteurs plus scrupuleux, ce qui majorait son chiffre d’affaires. Pour implanter leurs marques et encourager le tabagisme, des fabricants développent en parallèle les marchés légaux et illicites. Des centres de distribution principalement destinés à la contrebande se trouvent en Argentine, au Brésil, en Colombie, au Paraguay et au Venezuela. Tout comme le Canada, les États-Unis et l’Union européenne, l’Équateur et la Colombie ont intenté des poursuites contre des fabricants pour participation à la contrebande du tabac.

Des documents incriminants

Profits over People est signé par le journaliste montréalais Stan Shatenstein, spécialisé dans le contrôle du tabac, et la brésilienne Stella Aguinaga Bialous, conseillère de l’Organisation à Washington. Les auteurs et leur équipe ont scruté plus de 10 000 pages de mémos, sondages, rapports et analyses de l’industrie du tabac, datant de 1990 à 2001. Surtout accessibles via le Web, les textes étudiés proviennent principalement des sites de BAT et PM, les deux principales firmes se partageant les marchés latino-américain et antillais. Depuis 1998, suite à des procès tenus aux États-Unis, les fabricants de cigarettes doivent rendre publics leurs archives internes. Selon M. Shatenstein, la stratégie des fabricants était d’offrir, pêle-mêle, une immense quantité de documents, en supposant que personne n’aurait la patience d’y chercher des passages compromettants. Néanmoins, ils ont sous-estimé la ténacité des spécialistes antitabac; à lui seul, l’ouvrage de l’OPS rapporte pas moins de 688 références.

Ouvrage bien accueilli

M. Shatenstein est très satisfait de la façon dont son ouvrage a été reçu en Amérique latine. Édité en espagnol et en anglais, Profits over People fut largement médiatisé, rapporte-t-il. « Même s’il est difficile d’en évaluer l’impact à long terme, les intervenants en santé publique des pays touchés se disent très satisfaits de cette parution. Il est probable que les populations auront un regard plus critique envers ce qui se passe chez eux », expliquait-il à Info-tabac. Il espère que son travail aura aussi des répercussions positives au Canada, puisque des gens se rendront compte que les compagnies dénoncées sont également actives ici, en particulier BAT qui détient l’ensemble du géant canadien Imperial Tobacco.

En Amérique du Sud, les représentants des multinationales du tabac ont nié les accusations de pratiques déloyales dénoncées par Profits over People. « Lorsque les dénonciations étaient accompagnées de preuves irréfutables, ils se contentaient de dire que ces mesures n’étaient plus en vigueur depuis longtemps dans leur entreprise », soulignait M. Shatenstein sur un ton humoristique. Pourtant, les documents internes étudiés dataient au maximum de douze ans.

Guide d’implantation

Profits over people est accessible sur le site de l’OPS, au www.paho.org, en versions anglaise et espagnole, les deux principales langues du continent. Il arrive parfois que l’Organisation traduise certains de ses documents en français pour le Canada, et en portugais pour le Brésil. Incidemment, grâce à une contribution de collègues africains, l’OPS vient de rendre disponible une version française de son guide d’implantation de loi antitabac, publié en mai 2002 sous le titre Developing Legislation for Tobacco Control. Intitulée Législation de lutte contre le tabac, la version française peut être demandée à Heather Selin au bureau de l’OPS à Washington, à selinhea@paho.org. Canadienne, Mme Selin est conseillère pour le contrôle du tabac.

Dans Législation de lutte contre le tabac, l’Organisation explique les procédures nécessaires pour mettre de l’avant des lois valables et applicables. L’OPS conseille d’interdire la publicité des produits du tabac et les commandites soutenues par les fabricants. Les augmentations de taxes sont bien sûr suggérées, de pair avec une stratégie pour freiner la contrebande. Est également bien expliquée l’importance d’adopter des lois réduisant la fumée de tabac dans l’environnement. Enfin, le document donne des conseils pour prévenir les éventuelles répliques de l’industrie.

Fondée il y a plus de cent ans, en 1902, l’Organisation panaméricaine de la santé a pour but d’améliorer la santé des peuples et les habitudes sanitaires dans les Amériques. Basée à Washington, cette division continentale de l’OMS compte 35 pays membres dont le Canada, qui est son deuxième bailleur de fonds avec une contribution de 10, 2 millions de dollars US en 2001. L’OPS conseille les gouvernements en matière de santé et d’environnement.

Josée Hamelin