Automne chaud à Ottawa

À quelques semaines de la reprise des travaux parlementaires, l’automne s’annonce chaud pour le ministre fédéral de la Santé, Allan Rock, qui fait face à des pressions sur quatre fronts dans le dossier du tabac.

Première difficulté pour M. Rock : comment réagir au projet de loi S-13 du sénateur Colin Kenny, qui a déjà été approuvé par la chambre haute et qui risque de le mettre dans l’embarras à la Chambre des communes?

Le projet de loi S-13 prévoit la mise sur pied d’une fondation indépendante de prévention du tabagisme juvénile, financée à même un prélèvement spécial de 0,50 $ la cartouche de cigarettes. Avec son projet de loi privé, le sénateur Kenny affirme vouloir appliquer le modèle californien au contexte canadien : il s’agit, entre autres, de donner une source de financement indépendant à des campagnes de publicité antitabac qui auraient du mordant.

Une étude publiée en mars dans le Journal of the American Medical Association est venue renforcer le propos du sénateur Kenny. Le célèbre chercheur Stanton Glantz et sa collègue Lisa Goldman ont comparé les quelques États américains qui ont des campagnes publicitaires antitabac d’envergure et ont tiré deux grandes conclusions :

  1. Ces campagnes ont un effet prononcé sur la consommation du tabac.
  2. Les campagnes qui attaquent directement l’industrie du tabac ou qui traitent de la fumée secondaire sont les plus efficaces.

Selon cette étude, les campagnes déployées en Californie ont eu un impact beaucoup plus important que celles menées au Massachusetts, où le message portait souvent sur la question de la vente de tabac aux mineurs et d’autres thèmes moins controversés. Dans le cas de la Californie, plusieurs annonces télévisées présentaient les cadres des cigarettiers comme des personnages louches, prêts à tout pour accrocher les jeunes et assurer la rentabilité à long terme de l’industrie; cette approche très directe est à privilégier, concluent les chercheurs.

De là l’importance d’isoler la conception des campagnes publicitaires antitabac des pressions politiques, affirment les partisans du sénateur Kenny.

À l’origine, la fondation proposée par M. Kenny devait aussi servir à assurer un financement transitoire aux organismes culturels et sportifs en instance de « sevrage » financier de la publicité du tabac. Suite à l’annonce du ministre Rock le 3 juin, selon laquelle les organismes commandités auront un accès illimité à cette source d’argent pendant deux ans supplémentaires, cet aspect du projet de loi S-13 a été amputé par les sénateurs.

Incapable jusqu’ici de « livrer la marchandise » aux organismes de santé qui réclament des mesures concrètes pour contrer le tabagisme juvénile, M. Rock sera vraisemblablement soumis à de fortes pressions pour faciliter l’adoption de S-13 dès que les députés reprendront leurs débats le 21 septembre.

Tant la Société canadienne du cancer que l’Association pour les droits des non-fumeurs ont décidé non seulement d’appuyer la démarche du sénateur Kenny mais aussi d’en faire une priorité dans leurs activités de lobbying.

Amendement à adopter

Quel que soit le succès de ces pressions, le ministre Rock devra de toute façon débattre de tabac, puisque la loi C­71 n’a pas encore été amendée et que les principales restrictions touchant les commandites (interdiction de la majeure partie de la publicité hors site, etc.) entrent en vigueur le 1er octobre.

La survie du Grand Prix du Canada ne peut plus servir de prétexte à M. Rock pour les assouplissements annoncés au mois de juin, puisque les organisateurs de cette course ont maintenant un nouveau commanditaire, la société Air Canada. Les réformistes et les néo-démocrates en particulier ne manqueront sûrement pas de souligner l’incohérence des décisions gouvernementales : les amendements de M. Rock font suite à un engagement de son prédécesseur, David Dingwall, à faire une exemption pour la course automobile!

L’attitude du Bloc Québécois est à surveiller. Cette formation, qui avait tenté de se faire du capital politique en 1996 et 1997 en se portant à la défense des organismes commandités, doit maintenant composer avec le fait que leurs collègues souverainistes à Québec ont eux aussi opté pour l’interdiction à terme des commandites des cigarettiers.

Une réglementation qui se fait attendre

Le ministre Rock dispose en gros de trois moyens pour essayer de calmer les organismes de santé et convaincre la population qu’il entend réellement combattre le tabagisme.

Il pourrait décider de modifier les amendements qu’il a proposés en juin, en imposant, par exemple, des limites aux montants des commandites qui peuvent être accordées au cours des deux prochaines années ou en interdisant les nouvelles commandites, ce qui ne serait sans doute pas suffisant pour faire taire ses détracteurs.

M. Rock pourrait aussi dévoiler des règlements novateurs en vertu de la loi C-71, en particulier en ce qui a trait aux emballages des paquets de cigarettes. D’ailleurs, la campagne « Le tabac ou les jeunes », lancée en avril par une coalition d’organismes de santé, bat actuellement son plein : dans les semaines à venir, un envoi massif à plusieurs milliers d’intervenants à travers le Canada tentera d’attirer l’attention sur l’urgence de donner des muscles réglementaires au squelette juridique qu’est le texte de loi.

Finalement, on attend encore de voir si le gouvernement libéral donnera effectivement suite à sa promesse électorale de 1997 de doubler le montant consacré à la Stratégie de réduction de la demande de tabac. Le type d’interventions à privilégier et le mode de financement font actuellement l’objet de consultations entre Santé Canada et les principaux organismes de santé.

Francis Thompson