Un décor transformé dans des milliers de points de vente

Les produits du tabac, qui devaient être disparus de la vue du public dans les points de vente au Québec à compter du 31 mai 2008, cela en vertu d’une loi votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale en juin 2005, sont sortis très vite du champ de vision de la clientèle des commerces au détail, dans les jours précédant ou suivant le 31 mai. Après 3 589 inspections réalisées entre le 31 mai et le 19 juin, le Service de lutte contre le tabagisme du ministère de la Santé et des Services sociaux rapportait que plus de 86 % des points de vente visités avaient fait le nécessaire pour être en parfaite conformité avec la loi.

Les emballages de cigarettes, de cigarillos, de cigares ou de tabac haché offerts dans les commerces au détail sont désormais conservés dans des tiroirs sous des comptoirs, sur des étagères au-dessus des comptoirs et invisibles aux clients, ou derrière des panneaux opaques lorsque ces étagères font face aux clients. Les espaces de rangement doivent être aménagés de manière à ce que les produits du tabac soient soustraits à la vue de la clientèle en tout temps, sauf dans le bref moment où le commis est en train de prendre un article sur une tablette ou dans un tiroir pour le donner à un client qui vient de le demander.

La réglementation n’autorise pas, par exemple, l’entreposage de paquets de cigarettes derrière un rideau qu’un commis pourrait oublier ou omettre intentionnellement de tirer. Quant aux accessoires comme le papier à cigarettes ou les fume-cigarettes, ils ne peuvent pas, eux non plus, être exposés à la vue du public.

Avertissements

Les entreprises qui exploitent des points de vente où la Loi sur le tabac n’était pas encore intégralement respectée lors d’une visite des inspecteurs après le 31 mai ont reçu des avertissements écrits et recevront des amendes si elles se montrent de mauvaise foi. Les avertissements distribués concernent cependant des commerces au détail qui, dans la grande majorité des cas, dérogeaient peu à la Loi, selon la relationniste du ministère de la Santé et des Services sociaux, Marie-Claude Gagnon. Certains commerçants retardataires étaient en mesure de prouver, par exemple, qu’ils ont commandé les matériaux et fait appel à la main-d’oeuvre pour effectuer les aménagements physiques nécessaires avant la fin de juin. Dans certains points de vente où la Loi n’était pas encore totalement appliquée, les nouvelles installations n’étaient pas tout à fait complétées, mais les inspecteurs pouvaient constater que les travaux étaient réellement en cours. Au moment où nous mettons Info-tabac sous presse, la quarantaine d’inspecteurs du Service de lutte contre le tabagisme continuent leur travail.

Une interdiction d’exposer les emballages de produits du tabac à la vue du public dans les points de vente entrait en vigueur en Ontario le même jour qu’au Québec.

Des raisons derrière la mesure

Dans son Plan québécois de lutte contre le tabagisme 2006-2010, accessible notamment sur Internet, le ministère de la Santé et des Services sociaux, en parlant des dépanneurs et des autres points de vente, affirmait déjà que : « l’exposition des cigarettes est démesurée comparativement à l’exposition dont jouissent la plus grande partie des autres produits de consommation. » Ce jugement venait après une ample énumération des effets néfastes de la consommation de tabac sur la santé publique. Quelques pages plus loin, le Plan mettait au rang des objectifs stratégiques de la lutte contre le tabagisme « la débanalisation et la dénormalisation » de la cigarette, avec comme objectifs généraux de « prévenir l’initiation au tabagisme », et d’« encourager et soutenir l’abandon des habitudes tabagiques », en plus d’assurer la protection des non-fumeurs contre l’exposition à la fumée du tabac dans plusieurs lieux.

Or, les efforts de l’industrie du tabac pour promouvoir la vente des cigarettes et des cigarillos dans les dépanneurs et autres commerces au détail ont justement pour but, entre autres, de créer chez le fumeur et chez le client potentiel l’impression d’une popularité des produits du tabac plus grande qu’elle ne l’est en réalité dans la population en général; cette fausse perception contribue à rassurer le fumeur et à banaliser le tabac, toutes marques confondues, aux yeux du public. C’est là une des conclusions auxquelles est arrivé Richard W. Pollay en 2006, au terme d’un vaste examen de documents provenant de l’industrie du tabac elle-même et armé de sa connaissance du marketing (voir Note 1). Professeur émérite de l’école d’administration des affaires Sauder de l’Université de la Colombie-Britannique, Pollay s’attend maintenant à ce que la disparition des étalages mène à une chute du taux de tabagisme chez les jeunes qui grandiront sans jamais voir de tels étalages. Cette récente prédiction était rapportée par la journaliste Katherine Wilton dans l’édition du 31 mai du quotidien québécois The Gazette.

Stéphane Maisonnas, professeur de marketing à l’Université du Québec à Montréal, pense qu’un effet immédiat sur les ventes de cigarettes pourrait ne pas se faire sentir, du fait de la forte dépendance des fumeurs au produit, mais il croit, comme son confrère de Colombie-Britannique, qu’un impact de la disparition des étalages se fera sentir à terme. « Nier l’effet sur les ventes serait comme de nier l’effet des vitrines des boutiques », ajoute le professeur Maisonnas.

Quant au psychologue Geoffrey Fong, spécialiste de la lutte au tabagisme de l’Université de Waterloo, en Ontario, il croit que les fumeurs canadiens qui tentent d’arrêter de fumer ont plus de chances de réussir avec une réduction de la sollicitation aux points de vente. Interrogé par La Presse, Mario Bujold, directeur du Conseil québécois sur le tabac et la santé, n’a pas manqué de préciser que la mesure aidera énormément de personnes : « Plus de la moitié des fumeurs veulent arrêter. Ne pas voir les paquets de cigarettes les aidera. Tout comme cela aidera les anciens fumeurs à ne pas recommencer. »

Pour sa part, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) affirme que « la plupart des fumeurs commencent à fumer avant l’âge de 18 ans et près d’un quart d’entre eux ont commencé à consommer du tabac avant l’âge de 10 ans. » L’OMS ajoute qu’« il est clairement établi que l’exposition à la publicité directe et indirecte en faveur du tabac, ainsi que d’autres stratégies de commercialisation utilisées par l’industrie, poussent les jeunes à faire davantage l’expérience du tabac. » Tout cela avant de réaffirmer le 31 mai dernier qu’« Un des moyens les plus efficaces pour les pays d’éviter que les jeunes ne fassent l’expérience du tabac et ne deviennent des consommateurs réguliers, consiste à interdire toute forme de publicité directe et indirecte pour le tabac, y compris la promotion des produits du tabac et le parrainage par l’industrie de manifestations ou d’activités. »

Une vaste enquête de l’Unité de recherche sur le tabac de l’Ontario (OTRU), effectuée en 2007 et dont les résultats ont été rendus publics le 25 mai 2008, a montré que les efforts de promotion des produits du tabac à coup d’étalages rutilants étaient encore plus intenses dans les points de vente à proximité des écoles et dans les quartiers défavorisés qu’ailleurs dans les vingt villes ontariennes examinées. Une étude similaire menée par des chercheurs de l’École de médecine de l’Université Stanford et parue en 2004 avait déjà attiré l’attention des experts en santé publique, en montrant qu’une semblable stratégie de l’industrie ciblant les jeunes et les pauvres était à l’oeuvre dans la ville de Tracy, en Californie centrale.

Une telle étude n’a jamais été réalisée au Québec. En revanche, des enquêtes réalisées en 2006 et 2007 par le ministère canadien de la Santé ont montré que la promotion des produits du tabac dans les commerces au détail des principales villes du Québec était nettement plus fréquente qu’en moyenne dans l’ensemble des grandes villes du Canada. De plus, les mêmes enquêtes ont révélé que la loi fédérale interdisant la vente de tabac aux mineurs est moins souvent respectée dans les points de vente du tabac des principales villes du Québec que dans ceux des principales villes des autres provinces, même si la situation semblait s’être améliorée entre 2006 et 2007.

Une idée « contagieuse »

La plus ancienne législation provinciale canadienne interdisant l’exposition à la vue du public des emballages de produits du tabac a été votée en Saskatchewan et appliquée du 11 mars 2002 au 3 octobre 2003. La contestation de la loi devant les tribunaux par l’industrie du tabac a par la suite forcé la suspension de son application, et retardé une mesure semblable que prévoyaient le Manitoba et le Nunavut. Après que la Cour suprême du Canada ait jugé en 2005 que la Saskatchewan avait le droit d’appliquer une interdiction des étalages de produits du tabac, cette province est passée à l’action, suivie par d’autres.

Avec la disparition des étalages de produits du tabac en Alberta depuis le 1er juillet, puis au Nouveau-Brunswick et au Yukon avant le 15 mai 2009, le seul endroit au Canada où cette pratique pourra encore être observable en juin 2009 est la province de Terre-Neuve-et-Labrador, si elle ne décide pas bientôt de joindre le mouvement. Info-tabac a sondé à ce sujet le ministère provincial de la Santé à St. John’s, mais n’a pas reçu de réponse.

À l’étranger, l’Islande, depuis le 1er août 2001, et la Thaïlande, depuis le 24 septembre 2005, interdisent d’exposer les produits du tabac à la vue du public dans les points de vente. Les Îles Vierges, un territoire britannique situé dans les Antilles, appliquent une réglementation semblable depuis le 31 mai 2007. Pour sa part, la république d’Irlande a voté une loi en ce sens, mais la date de son entrée en vigueur n’est pas encore connue.

Grogne des détaillants

La disparition des étalages de produits du tabac a donné lieu, dans la presse écrite et électronique au Québec, à la diffusion de moult dépêches, reportages et commentaires, lesquels ont surtout donné un complaisant écho à la grogne des petits commerçants. C’est ainsi qu’on a lu ou entendu des propos contre l’inutilité, l’absurdité ou le ridicule de « cacher les cigarettes », propos suivis de l’aveu d’une crainte de perdre des ventes, une perte s’ajoutant aux méventes attribuées à la contrebande, un thème abondamment repris ce printemps. Pour sa part, le National Post de Toronto, dans un éditorial paru le 3 juin, a reproché au gouvernement ontarien de ne pas tenir compte, dans ses calculs, des économies que les fumeurs font faire aux systèmes de santé en mourant plus jeunes que le reste de la population.

De leur côté, Louis Gauvin et Heidi Rathjen, de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT), se sont déclarés très satisfaits de voir les étalages de produits du tabac disparaître enfin des points de vente, un changement à l’environnement social que la CQCT espérait et réclamait depuis sa fondation en 1994. M. Gauvin a rappelé que « les médicaments sous ordonnance, qui sont conçus pour soigner la population, sont cachés derrière le comptoir des pharmacies, sans affiche, sans graphisme, sans couleur. Il était temps de réserver le même sort à un produit, le tabac, qui tue, à lui seul, plus que l’alcool, les accidents de la route, les suicides, les meurtres, le sida, la drogue et les incendies combinés. »

Interdiction d’exposer les produits du tabac à la vue du public au Canada
Provinces et territoires : entrée en vigueur

Saskatchewan : 19 janvier 2005
Nunavut : 19 janvier 2005
Manitoba : 15 août 2005
Île-du-Prince-Édouard : 1er juin 2006
Territoires du Nord-Ouest : 21 janvier 2007
Nouvelle-Écosse et Colombie-Britannique : 31 mars 2007
Ontario et Québec : 31 mai 2008
Alberta : 1er juillet 2008
Nouveau-Brunswick : 1er janvier 2009
Yukon : 15 mai 2009

Source : Rob Cunningham, SCC, mai 2008

Pierre Croteau