Les multinationales du tabac se tournent vers les pays moins développés

Tandis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’alarme des répercussions du tabagisme sur la santé et l’économie à l’échelle mondiale, particulièrement de la situation dans les pays moins développés, les géants du tabac se tournent de plus en plus vers ces pays.

Le président de British American Tobacco (BAT), Martin Broughton, affirmait lors d’une entrevue diffusée sur le réseau de Radio-Canada en août dernier que leur stratégie « c’est de devenir le numéro 1 dans les pays en voie de développement ».

Conscients des dangers d’invasion de la part des multinationales du tabac, les 191 pays membres de l’Assemblée mondiale de la santé, l’organe directeur de l’OMS, ont soutenu, le 24 mai à Genève, la proposition d’entreprendre des travaux menant à l’adoption de la Convention cadre pour la lutte antitabac. Cet instrument juridique viendra réglementer, à l’échelle planétaire, des questions relatives à la publicité et la promotion du tabac, la diversification de l’agriculture, la contrebande, les taxes ou encore les subventions.

L’OMS notait qu’aux États-Unis, le nombre d’adultes fumeurs était passé de 40 % en 1964 à 23 % en 1997 et, inversement, avait augmenté de 3,40 % dans les pays moins développés. Il y a là un marché très prometteur puisque plusieurs de ces contrées n’ont mis sur pied aucune mesure d’interdiction importante et peu ou pas de programmes d’information, contrairement à la plupart des pays occidentaux. « Les conquérants ont le vent en poupe, avec des perspectives de croissance en or », estime Rob Cunningham, analyste des politiques à la Société canadienne du cancer et auteur de l’ouvrage La guerre du tabac. (1)

Judith Mackay, spécialiste reconnue sur le plan international des questions de santé et auteur d’un Atlas de la santé dans le monde, souligne que « les pays pauvres ont moins de moyens pour assumer les conséquences médicales, économiques et sociales du tabac; les deux tiers, déjà, dépensent davantage à l’importer qu’ils n’en gagnent à l’exporter ». Au surplus, ajoute-t-elle, « leurs gouvernements sont aux prises avec d’autres aspects de la santé publique et ne développent pas les décisions politiques et législatives appropriées relatives au tabagisme. (…) Plusieurs de ces pays manquent d’expérience dans la façon de traiter avec les « cartels transnationaux du tabac ».

La Chine : un enjeu de taille

À l’échelle mondiale, le tabac provoque chaque année trois millions de décès dont un million dans les pays moins développés. Si la tendance se maintient, estime l’OMS, dix millions de personnes mourront de causes reliées au tabac en 2025 dont sept millions dans les pays moins développés.

La Chine fait partie de ces pays frappés par de gros problèmes de tabagisme. Les multinationales du tabac ont flairé ce marché lucratif. « Le marché chinois revêt une importance capitale pour l’industrie parce que sa croissance est plus rapide que celle de tout autre marché et qu’on prévoit qu’il surpassera le marché japonais quant à la taille et à l’importance d’ici cinq à dix ans » de dire M. Cunningham.

L’industrie affiche d’ailleurs son optimisme dans le rapport annuel de 1992 de Philip Morris : « Notre commerce mondial s’ouvre sur des perspectives de prospérité sans précédent. Nos bases solides aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, notre expansion en Europe de l’Est et dans l’ancienne Union Soviétique et la hausse de nos ventes en Amérique latine et dans la région Asie-Pacifique nous donnent les moyens de relever les défis de marchés mondiaux toujours mieux coordonnés et plus prospères. » (2)

Toujours le paradis des fumeurs

En Chine, l’usage du tabac chez les hommes est très élevé; il dépasse 60 % et atteint environ 10 % chez les femmes, selon les données de l’OMS. Cela représente « 300 millions de fumeurs, soit plus que le nombre total de fumeurs et de non-fumeurs en Amérique du Nord », fait remarquer M. Cunningham.

Selon des informations extraites d’études officielles, publiées par John Schwartz et John Pomfret dans le Washington Post du 20 novembre 1998, le tabagisme en Chine tue prématurément 750 000 personnes annuellement et trois millions de décès par année sont anticipés pour le milieu du second siècle. Cela signifie qu’un fumeur sur deux mourra du tabagisme.

En Chine, les gens fument énormément et partout, souligne Caroline Roger du Centre d’études et de coopération internationale, qui a vécu et travaillé en Chine. « Cette pratique est réservée aux hommes. Toutefois, les vieilles femmes dans les campagnes fument et particulièrement celles de certaines ethnies. » Elle rapporte avec un brin d’humour, qu’un fond de rumeur circule en Chine à l’effet que « ce haut taux de tabagisme s’explique par le fait que le gouvernement a permis le vice de la cigarette pour que les Chinois, qui sont déjà tellement restreints, se sentent moins contrôlés ».

Après l’opium, le tabac

Avec l’ouverture des marchés en Chine, les multinationales du tabac imposent de plus en plus leur présence. Toutefois, le gouvernement chinois, fort d’une motivation financière importante, tente de résister aux fabricants américains. En effet, il possède la China National Tobacco, une compagnie de tabac d’envergure qui fabrique, pour son marché local, 24,6 % de la production mondiale de cigarettes soit 1,700 milliards de cigarettes en 1997 comparativement à Philip Morris qui vient au 2erang avec 13,7 % de la production, selon les données de l’OMS.

D’ailleurs, le China Daily Business Weekly annonçait en juillet dernier que la Chine s’apprête à resserrer le contrôle des opérations des compagnies de tabac étrangères faisant affaire en Chine. Ce geste tend à élever le niveau de restrictions quant aux activités de promotion de ces compagnies, entre autres. Il est prévu qu’environ 10 millions US $ en cigarette et cigare seront exportés annuellement vers la Chine.

Selon M. Cunningham, les compagnies américaines de tabac utilisent diverses stratégies pour pénétrer un marché qui leur était fermé. « Philip Morris a retenu les services de l’ancienne première ministre britannique Margaret Thatcher, pour des honoraires d’un million de dollars américains répartis sur trois ans, à titre de conseillère en affaires géopolitiques. Une note de service de la compagnie, en 1992, énumérait les questions pour lesquelles elle pourrait offrir conseils et assistance comme la stratégie de pénétration en Chine. (…) On peut aussi voir les compagnies étrangères s’impliquer avec ostentation dans des oeuvres de charité pour montrer qu’elles se comportent en bons citoyens. »

Par ailleurs, ajoute M. Cunningham, « on peut assister à la pénétration croissante de produits de contrebande étrangère. On facilite ainsi la constitution d’une clientèle qui s’habitue à la saveur de la marque et au style de vie qu’elle évoque. Les pertes de recettes que lui inflige la contrebande poussent alors le gouvernement à légaliser la vente des marques étrangères ». Ce qui fait dire à cet analyste que la bataille des compagnies américaines de tabac afin de pénétrer le marché est une « version moderne de la guerre de l’opium ». Cette guerre du début du XIXesiècle s’est développée à la suite de l’introduction par des marchands britanniques de l’opium qui, selon leurs allégations, n’était nullement nocif pour la santé.

Outre la multitude de marques de cigarettes chinoises, la Malboro, entre autres, a envahi la Chine depuis l’ouverture du marché au début des années 1980, a constaté Caroline Roger. « Bien que les cigarettes américaines soient beaucoup plus dispendieuses que celles locales, elles attirent les Chinois car elles représentent un statut social. »

Mesures antitabac

Le docteur Jean Couture, du département de chirurgie à l’Université Laval, collabore avec la Chine à des projets sur le cancer depuis une dizaine d’années. Il a pu constater lors de ses multiples séjours en Chine, qu’effectivement le problème du tabagisme est énorme tout autant que celui de la prévention du cancer. Bien qu’il reconnaisse l’existence d’une réglementation plus importante relative à l’interdiction de fumer dans certains lieux publics et de santé, il affirme que la Chine « demeure un pays où il y a beaucoup à faire au niveau du tabagisme ».

Selon des enquêtes auxquelles M. Cunningham se réfère, « 30 % seulement des Chinois savent que l’usage du tabac est nocif et 10 % à 20 % d’entre eux sont en fait persuadés que fumer est bon pour leur santé ».

Madame Roger a aussi constaté que la population chinoise est aux prises avec de graves problèmes pulmonaires associés à l’utilisation du charbon et sûrement à l’usage du tabac. Malheureusement, dit-elle, il y a peu de campagnes de sensibilisation concernant les méfaits du tabac. « La sensibilisation se fait essentiellement lors des cours d’hygiène donnés à l’intérieur du programme académique ou encore dans les hôpitaux. Par contre, dans les dispensaires et les universités les gens fument. On peut dire que la Chine est à l’étape de se préoccuper du tabagisme. »

À ce volet, plusieurs villes et provinces adoptent des lois antitabac, indique M. Cunningham. Outre cela, la dixième Conférence mondiale sur le tabac et la santé, qui a eu lieu à Beijing en Chine en 1997, fut un véritable succès et « va sûrement motiver et accélérer les efforts antitabac dans ce pays ».

D’ailleurs, les universités chinoises ont émis le souhait d’expulser les étudiants qui fument sur les lieux, nous apprend le China Daily. Cette restriction serait effective dès septembre et les étudiants pris à fumer seraient accusés d’avoir pollué l’environnement de l’éducation et renvoyés. Les quatre universités de la province de Fujian, soit l’Université médicale, le Collège de médecine traditionnelle chinoise, l’Université Fujian et l’Université normal de Fujian, pourraient même refuser l’admission d’étudiants fumeurs.

Depuis peu, l’usage de la cigarette est interdit dans les nouveaux trains à air climatisé, dans certains édifices neufs, grands restaurants et halls d’hôtels. Ces restrictions sont difficilement respectées, a constaté madame Roger.

Toutefois, les compagnies de tabac affichent assez librement à travers le pays. D’ailleurs, « dans quatre pays asiatiques, la publicité en faveur du tabac a connu une expansion considérable et la consommation totale de tabac s’est accrue de 10 % lorsque les compagnies américaines de tabac sont arrivées sur ces marchés », indique l’OMS. (3)

Schwartz et Pomfret nous rappellent que le tabac occupe une position importante dans la culture chinoise. À preuve, disent-ils, Mao Tse-tung affirmait que l’État communiste viendrait fournir suffisamment de nourriture, d’abri et de cigarettes pour tout le monde.

Malheureusement, selon un estimé paru dans le China Daily, la cigarette crée des dommages à la santé, et ce, au deux tiers de la population chinoise incluant les 460 millions de « fumeurs passifs ».

Contribution mondiale

Des efforts de réglementation du tabac à l’échelle mondiale sont souhaités de façon à ce que les pays limitrophes, par exemple, ou encore d’économies comparables s’associent afin d’élaborer des stratégies. Comme le souligne M. Cunningham, « les progrès de la réglementation mondiale du tabac sont extrêmement lents. L’OMS s’était donné pour objectif en 1994 de parvenir à ce qu’au moins 50 % des pays se soient dotés d’un programme national – sans même parler d’un programme global ou efficace – de réduction de la consommation du tabac ». Aujourd’hui, une dizaine de pays seulement se sont munis d’un programme qualifié de global, c’est-à-dire qu’on y retrouve une stratégie antitabac qui s’étend à tous les domaines et types de décisions relatives au social, au culturel, à l’économique et au politique.

« L’application de certaines mesures de réglementation dans son pays peut en inspirer d’autres, estime M. Cunningham. Des pays comme la Nouvelle-Zélande, la France et la Thaïlande, parmi d’autres, ont adopté des mesures inspirées des lois canadiennes. »

La Chine suivra-t-elle Taiwan qui tente de renforcer son dispositif légal antitabac en raison du nombre alarmant de fumeurs (47 % des hommes et 5 % des femmes)?

Lucie Desjardins

Note [1] : Rob Cunningham, Centre de recherches pour le développement international, 1997

Note [2] : op.cit p.231

Note [3] : Selon Chaloupka JF, Laixuthai A. US trade policy and cigarette smoking in Asia. Cambridge MA, National Bureau of Economic Research, 1996 (NBER Working Paper 5543).