Le tabac poursuit son ravage dans le monde en développement mais la riposte s’organise

Conférence de Mumbai
C’est avec soulagement que les hôtes indiens de la 14e Conférence mondiale sur le tabac OU la santé ont accueilli le 8 mars dernier à Mumbai plus de deux milliers de femmes et d’hommes venus participer à l’événement.

À l’instar du Dr Prakash C. Gupta et de son comité d’organisation de la conférence, chacun pouvait encore avoir en mémoire le mitraillage, les explosions et les prises d’otages survenus du 26 au 29 novembre à la gare centrale de Mumbai, dans deux hôtels de luxe et en divers autres endroits de la ville. Des terroristes pakistanais tuèrent ces jours-là 136 Indiens et 28 visiteurs de dix pays étrangers, et blessèrent 293 autres personnes. Une guerre entre l’Inde et le Pakistan aurait pu résulter de cette tragédie. Mais l’esprit du Mahatma Gandhi a gagné une manche. On respire. Même si c’est l’air pollué de Bombay, ville officiellement rebaptisée Mumbai en 1995.

Dans la populeuse et fébrile métropole financière, commerciale et cinématographique de l’Inde (voir note 1), en ces jours de mars 2009, du 8 au 12 précisément, des participants à la conférence, provenant de plus de 90 pays et de tous les continents, ont pu parler sérieusement, on pourrait même dire studieusement, d’une autre grande faucheuse du genre humain, plus discrète, plus sournoise que les guerres : l’épidémie de tabagisme.

Cette épidémie a déjà fait 100 millions de morts au 20e siècle, selon une savante synthèse d’estimations nationales réalisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce sinistre bilan a dépassé de loin celui des deux guerres mondiales combinées. Et si la tendance se maintient dans les pays en développement, où habite la grande majorité de la population du globe, le tabagisme pourrait causer, selon l’OMS, un milliard de décès au 21e siècle.

L’Inde est éternelle, pas les Indiens

Avec son 1,1 milliard d’habitants, dont l’espérance de vie à la naissance est de 61,8 ans pour les hommes et de 63,8 ans pour les femmes, une espérance de vie dépassée au Québec et au Canada dès le début des années 1940, l’Inde, où le revenu national moyen par tête est 41 fois inférieur à celui du Canada, n’a pas attendu d’être riche pour débattre des mesures à prendre et pour s’attaquer à la fumée et au tabac.

Déjà, dans des contrées en développement comme la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Bangladesh, le Brésil ou le Mexique, six pays de plus de 100 millions d’âmes, entre 15 et 20 % des décès d’hommes dans l’âge adulte sont dus au tabagisme, et le tabac rend malades encore plus de gens qu’il n’en tue. Même si le degré de sensibilisation de la population n’a pas atteint partout celui de l’Amérique du Nord et de l’Europe occidentale, de plus en plus de gens ordinaires, dont des fumeurs, savent que la consommation du tabac cause des dommages à la santé. Et quand les participants à la Conférence de Mumbai ont entendu, lors de la cérémonie d’accueil, le ministre de la Santé de l’Inde, le Dr Anbumani Ramadoss, parler du tabagisme sans regarder de notes ni de télésouffleur, et avec une intelligence de la question digne d’un spécialiste, certains ont pu rêver un moment de découvrir cette éloquence chez davantage d’élus du peuple, dans leur propre pays.

Protéger et dissuader

Depuis le 2 octobre dernier, une interdiction de fumer est en vigueur dans les lieux publics de l’Inde, ce qui inclut notamment les restaurants, les auberges, les salles de spectacles, les stades, les gares, les institutions scolaires, les hôpitaux, et les lieux de travail en général. Un sondage a montré que la mesure jouit de l’appui de 94 % de la population adulte dans les quatre plus grosses villes de l’Inde, ce qui n’empêche hélas pas une précédente interdiction votée par le Parlement de l’Union indienne en 2003 d’être restée lettre morte dans l’ensemble du pays, principalement en raison du manque de directives précises alors transmises aux 28 États et aux autorités locales. Cette fois-ci, les directives visant l’application de la loi semblent au rendez-vous et des personnes délinquantes ont déjà été mises à l’amende. Et à Delhi, Mumbai ou Calcutta aujourd’hui, comme à New York jadis, comme au Québec ou en Italie plus tard, des exploitants de cafés, de bars et de discothèques hurlent à l’assassinat économique, pendant que d’autres voient déjà leur intérêt à plus long terme dans des commerces sans fumée.

Les taxes constituent environ 69 % du prix d’un paquet de cigarettes en Inde, une proportion comparable à la moyenne canadienne, selon le Tobacco Atlas de 2009. Or, comme l’ont expliqué lors de la conférence l’épidémiologiste britannique Richard Peto et l’économiste américaine Hana Ross, en s’appuyant notamment sur des données historiques provenant du Royaume-Uni, de la France et des États-Unis, un haut niveau de taxation des produits du tabac s’est avéré jusqu’à présent le moyen le plus sûr et un puissant moyen pour faire décrocher des masses de fumeurs de leur toxicomanie.

Mais en Inde comme ailleurs, on sait aussi qu’il vaut mieux prévenir que guérir.

Dénormaliser et mettre en garde

Dans ce pays qui produit annuellement plus d’heures de film de fiction que les États-Unis, le gouvernement de la république indienne a fait voter en 2003 une interdiction de montrer des scènes de tabagisme. L’Inde est toutefois une démocratie libérale, et après de longs démêlés devant les tribunaux, la Haute cour de justice de Delhi a jugé en janvier 2009 que cette mesure violait le droit à la liberté d’expression des cinéastes. Les partisans de la lutte contre le tabagisme espèrent maintenant que l’industrie cinématographique et télévisuelle de l’Inde, surnommée « Bollywood », se montrera responsable et se donnera un code de conduite, car on fume beaucoup sur les écrans du pays, et davantage que dans la population.

En Inde, 33 % des hommes adultes fument la cigarette telle que nous la connaissons en Amérique; ou fument le bidi, une sorte de cigarette indienne moins standardisée mais considérée comme encore plus toxique par les experts; ou fument un autre produit du tabac. Chez les femmes adultes, la proportion des fumeuses n’atteint même pas 4 %. Un tel écart entre la prévalence du tabagisme chez les hommes et chez les femmes est très courant en Asie et en Afrique. C’est ainsi que 59,5 % des Chinois adultes fument, mais seulement 3,7 % des Chinoises adultes. Ajoutons que le tabac à chiquer est très populaire dans plusieurs régions rurales de l’Inde, tant du côté des femmes que des hommes. L’Inde est le troisième plus gros producteur mondial de feuilles de tabac.

Dans le magazine Tobacco kills, publié par l’India Action Council against Tobacco (ACT), l’un des organismes hôtes de la Conférence, les groupes de santé indiens dénoncent le report de l’obligation d’apposer des mises en garde illustrées sur les emballages de produits du tabac, un report attribuable au fait que certains ministres de l’Union ont trouvé trop efficaces les images proposées par le ministère de la Santé. Les partisans de la santé publique s’interrogent aussi sur la langue à utiliser dans les mises en garde écrites à apposer sur les paquets, car malgré les programmes scolaires, la grande majorité des Indiens ne comprennent pas l’anglais, comme le souligne le rédacteur en chef de Tobacco kills, Sushil Silvano.

En fin de compte, les British American Tobacco, Philip Morris, Imperial, et autres multinationales de la cigarette, ne sont pas les seuls propagateurs de faux arguments économiques pour freiner la lutte contre le tabagisme, et il n’est certainement pas facile pour le gouvernement de l’Union indienne, surtout en cette année d’élections législatives que des sondages ont prédit serrées, de dire aux manufacturiers indiens de bidis ou de cigarettes « Quittez l’Inde! », comme M. K. Gandhi (1869-1948) le disait aux Britanniques avant l’indépendance du pays.

Pas facile à dire, sans être pour autant impossible à obtenir avec de la détermination et un esprit stratégique, dans un pays où le jeu d’échecs a été inventé. L’expérience indienne continuera d’être passionnante à observer par les pays en développement, sinon par plusieurs pays riches.

Une conférence haute en couleur

En sus des discours, les cérémonies d’ouverture et de clôture de la 14e Conférence mondiale sur le tabac OU la santé ont fait place à de la musique et de la danse. Des musiciens de la Marine indienne ont montré qu’ils savaient envoûter une assistance au son de la clarinette ou du saxophone, quand ils ne sont pas obligés d’aller se battre. Des enfants issus des milieux les plus défavorisés de Mumbai, soutenus et encadrés dans leurs projets artistiques par la Fondation Salaam Bombay, ont donné un spectacle de danse et de chant. Hôtesse de la Conférence de Mumbai avec l’Institut Healis Sekhsaria de santé publique et l’ACT plus haut mentionné, la Fondation Salaam Bombay se consacre notamment à l’éducation civique des gamins et fait campagne depuis 2002 pour la prévention du tabagisme, en particulier dans l’État du Maharastra, État indien dont Mumbai est la capitale.

En parallèle de huit conférences hémi-plénières, de neuf tables rondes et de trente-trois petits colloques, la Conférence de Mumbai a aussi fait bon accueil aux kiosques de diverses organisations internationales, indiennes ou étrangères; a permis l’exposition d’affiches provenant de plusieurs dizaines de pays du monde; et a favorisé quantité de contacts informels entre humains préoccupés de santé publique.

Parmi les nombreux sujets traités lors de communications de spécialistes, on trouvait les différentes maladies causées par le tabagisme; la mortalité, la morbidité et la perte de productivité qui en découlent dans la population; ainsi que les mesures prises par des États pour contrebalancer ou bannir la publicité des produits du tabac, le parrainage d’événements par l’industrie et la promotion indirecte du tabagisme.

Figuraient aussi au menu des exposés sur des thèmes comme la protection des non-fumeurs en différents lieux, le coût environnemental de la culture du tabac, la taxation des produits du tabac et leur commerce illicite, les services et produits à offrir aux candidats à l’abandon tabagique, de même que les mises en garde sanitaires à apposer sur les paquets de cigarettes. Entre autres sujets.

Au cours des quatre journées et demie qu’ils ont passées au Centre national des arts d’interprétation de Mumbai, ou à proximité dans les autres lieux de la 14e Conférence mondiale sur le tabac OU la santé, les participants ont pu se familiariser avec ces nombreux sujets, pour autant qu’ils étaient suffisamment à l’aise avec la langue anglaise, car il n’y avait trace d’aucun service d’interprétation et une écrasante proportion de ce qui était imprimé ne l’était qu’en anglais.

Sans surprise, la Conférence de Mumbai s’est terminée le 12 mars par un appel à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à maintenir la lutte contre le tabac parmi ses priorités d’action, et sur un chapelet de recommandations aux États concernant la ratification et l’application de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT).

Une 15e Conférence mondiale sur le tabac OU la santé aura lieu en 2012 dans la cité-État de Singapour.

Pierre Croteau