Washington serre enfin la vis aux produits du tabac
Octobre 2009 - No 80
D’ici la fin de juin 2011 au plus tard, chacune des deux principales surfaces des paquets de cigarettes vendues aux États-Unis d’Amérique devra être couverte à moitié par une mise en garde sanitaire illustrée, comme c’est le cas au Canada depuis 2000.
En 2012, des mises en garde sanitaires illustrées devront aussi couvrir 20 % de la surface des annonces de cigarettes, une exigence qui n’existe pas dans la loi et la réglementation fédérales canadiennes, alors que la réglementation découlant de la législation québécoise oblige l’apposition sur les annonces de mises en garde sanitaires écrites de différents formats. Même les cartons d’allumettes donnés avec les cigarettes chez nos voisins du Sud porteront une telle mise en garde.
De plus, les arômes se dégageant des cigarettes, sauf ceux du tabac et du menthol, sont bannis depuis le 22 septembre des cigarettes vendues chez l’Oncle Sam. Plus globalement, la lutte contre la consommation de tabac va désormais y recevoir le renfort de la Food and Drug Administration (FDA), une agence du ministère fédéral de la Santé à qui le Congrès américain et le gouvernement Obama ont confié le 22 juin la réglementation de la fabrication et du marketing de tous les produits du tabac. La FDA pourra notamment exiger d’un fabricant qu’il réduise la quantité de nicotine dans un produit, sans toutefois avoir le droit d’exiger une absence totale de ladite drogue.
Parmi ses multiples clauses, la loi pour « la prévention du tabagisme dans les familles et le contrôle du tabac » (Fami-ly Smoking Prevention and Tobacco Control Act) obligera aussi les fabricants de produits de tabac non combustible ou de cigarettes à dévoiler en détail le contenu toxique des produits, et de la fumée qui s’en dégage; interdira de distribuer des échantillons gratuits de produits du tabac lors d’événements sportifs ou artistiques; interdira la reproduction des marques et logotypes de produits du tabac sur d’autres produits; et bannira toute prétention ou allusion quant au caractère moins nocif pour la santé d’un produit comparé aux autres, à moins d’une preuve scientifique solide fournie à la FDA. Il est définitivement révolu le temps des cigarettes soi-disant légères ou douces.
La loi de 77 pages, parrainée par les démocrates Henry Waxman à la Chambre des représentants et Edward Kennedy au Sénat, a été adoptée en avril et en juin par une forte majorité dans les deux chambres, avec l’appui d’élus des deux partis politiques au Congrès, notamment le républicain John Cornyn.
Une vaste coalition
Dans un pays où la libre entreprise et la libre expression ne manquent pas de défenseurs, une loi qui peut changer substantiellement les règles du jeu en matière de tabac était un espoir depuis longtemps caressé par une flopée d’associations de bienfaisance ou de professionnels de la santé préoccupés de prévention des maladies.
Parmi ces organisations figurent l’American Heart Association (cœur), l’American Lung Association (poumon), l’American Cancer Society, l’American Academy of Family Physicians (médecins de famille), la National Association of County & City Health Officials (directeurs de santé communautaire), l’American Medical Association, l’American Dental Association, et la liste pourrait s’allonger sur plusieurs paragraphes.
D’après Matthew Myers, de la Campaign for Tobacco-Free Kids, un organisme qui cherche à prévenir la dépendance aux produits du tabac chez les jeunes et qui a milité pour l’adoption de la loi Kennedy-Waxman, une vaste coalition pro-prévention a commencé à prendre forme en 1994, après que sept hauts dirigeants de compagnies de tabac, appelés à témoigner devant une commission du Congrès par le député Henry Waxman, soient venus dire, sous serment, que « la nicotine ne crée pas la dépendance », au mépris de connaissances scientifiques qui s’accumulent en ce sens depuis 1942. En 1984, le directeur de la Santé publique des États-Unis (Surgeon General) de l’époque, le Dr Everett Koop, avait d’ailleurs émis publiquement l’opinion que la nicotine engendre une dépendance chez l’usager aussi forte que l’héroïne ou la cocaïne.
En 1996, la Food and Drug Administration, sous la direction du Dr David Kessler, tenta de contrôler le commerce du tabac, qui n’est ni un aliment, ni un médicament. L’industrie obtint cependant des tribunaux le blocage de l’initiative de la FDA, laquelle ne pouvait s’appuyer sur une loi la mandatant spécifiquement pour agir efficacement contre le tabac.
1996-2009 : surplace à Washington
Les républicains John McCain et Mike DeWine comptent parmi les élus fédéraux qui ont parrainé des projets de loi, respectivement en 1998 et en 2004, pour doter la FDA de tels pouvoirs. Pour sa part, feu Edward Kennedy conçut un texte de loi en 2001, puis relança l’offensive en 2007, toujours en cheville avec Henry Waxman.
Cependant, la volonté d’une majorité dans les deux chambres du Congrès a manqué, à chaque fois sauf la dernière. Sans parler de la mauvaise foi de la Maison-Blanche. Les compagnies de tabac soulevaient les fumeurs contre la hausse des prix causée par le financement de l’appareil réglementaire, agitaient le spectre des pertes d’emplois dans leur secteur, semaient un doute sur la réalité des méfaits sanitaires du tabagisme passif, grâce notamment à la complicité d’une poignée de scientifiques malhonnêtes (voir note 1), et versaient de gros dons à des caisses électorales, ce qu’elles n’ont d’ailleurs jamais cessé de faire, comme bien d’autres entreprises.
1996-2009 : évolution favorable
Parallèlement, en revanche, la baisse de la prévalence du tabagisme dans la population américaine se poursuivait lentement, favorisée notamment par la multiplication des espaces sans fumée et par la popularisation de produits aidant à arrêter de fumer (nicotine médicinale, bupropion, varénicline).
Les cigarettiers, poursuivis en justice par des États de l’Union américaine aux prises avec le coût des soins liés aux méfaits sanitaires du tabac, avaient à la fin de 1998 consenti à restreindre un peu leur activité promotionnelle, dans le cadre d’une méga-entente à l’amiable avec les États. Joe Camel, la mascotte publicitaire du cigarettier Reynolds, allait redevenir un inconnu auprès des nouvelles cohortes d’enfants (voir note 2).
Le nombre d’emplois liés au tabac diminuait lui aussi, grâce aux fusions d’entreprises agricoles et manufacturières et à une mécanisation toujours plus poussée à toutes les étapes de la production.
Les projets de loi au Congrès devenaient aussi plus contraignants pour l’industrie, et mobilisaient des appuis insuffisants mais croissants.
À partir de 2004, la firme Philip Morris, responsable d’environ 45 % de toutes les ventes de cigarettes dans le pays, surtout grâce à sa marque Marlboro, décida de s’afficher en faveur d’une intervention de l’État qu’elle rejetait jusqu’alors.
Concessions, controverses
Rarement l’appui d’une compagnie, et d’une seule, à un projet de loi, essentiellement celui qu’avait rédigé le sénateur Kennedy en 2001 et que pilotait en 2004 le sénateur DeWine (battu au scrutin de 2006), aura fait autant perdre leurs repères à des gens qu’on pourrait supposer plus rationnels.
Un exemple parmi d’autres : dans une émission d’affaires publiques (Diane Rehm Show) sur les ondes de NPR, un réseau par satellite de 132 stations de radio non commerciales aux États-Unis, le Dr Michael Siegel, de l’École de santé publique de l’Université de Boston, présentait comme une concession à l’industrie le fait que la nouvelle loi empêche la FDA de bannir totalement la nicotine dans le tabac, sans préciser la différence qu’il y aurait en pratique entre une telle politique et la prohibition pure et simple du tabac.
En juin, le Wall Street Journal a reproché à la nouvelle loi de rendre plus ardu qu’avant la mise en marché par l’industrie de produits du tabac non combustibles qui seraient moins nocifs pour la santé que les cigarettes. Le président du comité sur le contrôle du tabac de l’Association américaine des médecins de santé publique (AAPHP), le Dr Joel Nitzkin, le déplorait aussi, lors d’une entrevue avec la station de radio en ligne Democracy Now, en juillet.
Comme d’autres critiques, le Dr Nitzkin a présenté l’exemption prévue pour le menthol comme une faveur à Philip Morris afin d’obtenir son appui. Cette firme est le numéro 1 des ventes de cigarettes chez l’Oncle Sam. Or, c’est la compagnie Lorillard, avec sa marque Newport, qui domine largement le marché américain des cigarettes mentholées, et de façon croissante ces dernières années. Lorillard est suivie de loin par Reynolds, avec les marques Kool et Salem, et par Philip Morris avec sa Marlboro Menthol, une marque lancée plus récemment sur le marché, et à grands frais selon le magazine financier Barron’s. L’exemption accordée au menthol n’a pas retenu Lorillard, à qui la Newport rapporte 90 % de toutes ses ventes; Reynolds, le 2e plus gros joueur au pays; et tous les cigarettiers du pays sauf Philip Morris, de s’opposer à la nouvelle loi.
Le menthol sert à l’industrie comme aromate depuis 1926, et plusieurs millions de personnes, en majorité des adultes, fument régulièrement du tabac mentholé. Environ 28 % des cigarettes vendues au pays sont mentholées. Des élus craignaient que de rendre le menthol illégal puisse pousser trop d’adeptes à s’approvisionner à des sources illicites, a rapporté le New York Times.
Vue du Canada, la loi américaine peut sembler gauche ou timide. Une cigarette ne peut dégager qu’un arôme de tabac ou de menthol, mais tous les cigarillos aromatisés restent permis. La loi contient aussi moult précautions pour ne pas nuire aux cultivateurs de tabac et aux exportations américaines.
C’est cependant la FDA elle-même qui rendra compte aux trois ans des meilleures façons de réduire l’usage du tabac et ses méfaits. La lutte antitabac aux États-Unis est enfin en voie de s’institutionnaliser.
Freiner le recrutement
En 2005, les cigarettiers ont dépensé aux États-Unis plus de 13 milliards $US pour recruter des clients, conserver ceux qu’ils avaient, accroître la consommation, et générer une attitude favorable à long terme à l’usage du tabac. Les Américains de 25 ans et moins sont plus influencés par le marketing que leurs compatriotes plus âgés : plus de 80 % d’entre eux fument les trois marques qui font l’objet du plus grand effort de marketing, alors que cette proportion n’atteint que 54 % chez les 26 ans et plus. Le 17 août 2006, dans un jugement qui n’a pas été porté en appel, un tribunal du District de Columbia a reconnu Philip Morris coupable de continuer de cibler les jeunes dans ses campagnes de recrutement de nouveaux clients, en dépit d’engagements répétés à arrêter.
C’est sur une cinquantaine de constats de ce genre que débute le texte de la Family Smoking Prevention and Tobacco Control Act. Les juges en prendront note quand ils se prononceront sur le caractère raisonnable et légal de certaines parties de la loi, un événement qui risque d’arriver prochainement. Depuis la fin d’août, un vaste cartel de cigarettiers américains conteste déjà la loi, sous prétexte qu’elle brimera leur liberté d’expression.
Pierre Croteau
Note [1] : Qui sont parfois les mêmes qui ont aidé le gouvernement Bush (2001-09) dans ses efforts pour semer le doute dans le public sur la réalité du réchauffement climatique planétaire.
Note [2] : Un sondage en 1991 avait montré que les Américains de 5 et 6 ans étaient alors plus nombreux à reconnaître Joe Camel que Mickey Mouse.