La réduction des méfaits : une approche contestée

Puisque la fumée de tabac provoque cancers, cardiopathies et maladies pulmonaires, les spécialistes de la santé évaluent de plus en plus la possibilité d’administrer la nicotine aux personnes dépendantes par des moyens moins dommageables que la cigarette. Le tabac sans fumée (à chiquer où à priser) et les aides à l’arrêt tabagique figurent parmi les méthodes alternatives envisagées par cette approche.

Le médecin hygiéniste en chef des États-Unis (Surgeon General), Richard Carmona, a soulevé la controverse, le 3 juin dernier, en affirmant qu’il était favorable à l’idée d’interdire totalement le tabac, lors des audiences d’un sous-comité du Congrès sur la réduction des méfaits du tabac. « Je ne vois pas de besoins pour aucun produit du tabac dans notre société », a lancé le réputé médecin de santé publique, qui a également soutenu « qu’aucune preuve scientifique ne démontre que le tabac sans fumée (tabac à chiquer ou à priser) est moins dangereux que la cigarette ».

Si cette position n’a évidemment pas été bien accueillie par les dirigeants de l’industrie du tabac, elle n’a pas non plus fait l’unanimité au sein des leaders de la lutte antitabac. « La nicotine entraîne un besoin de tabac, mais c’est la combustion qui cause principalement les maladies et la mort, insistait David Sweanor, conseiller pour l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF) du Canada, invité à la séance. Si les Américains obtenaient leur nicotine en infusant des feuilles de tabac et leur caféine en fumant des feuilles de thé, nous ferions face à un tout autre problème », illustrait-il pour expliquer qu’il est possible d’administrer la nicotine par des moyens moins toxiques que la cigarette.

Du même avis, le Dr Brad Rodu, professeur au département de pathologie de l’université de l’Alabama, énonçait dans son exposé : « C’est la fumée du tabac avec ses milliers d’agents toxiques qui cause le cancer, les maladies cardiaques et l’emphysème. Éliminez la fumée, et vous éliminerez la plupart des risques. » Ardent défenseur des méthodes d’abandon de la cigarette grâce au tabac sans combustion, le Dr Rodu a toutefois concédé que le tabac à chiquer (qui se mâche) ou à priser (qui s’aspire par le nez) pouvait, au terme d’un usage prolongé, entraîner le cancer de la bouche.

Une étude publiée en 2002 par le Collège royal des médecins de Londres conclut que même s’il entraîne une dépendance, le tabac sans fumée serait de 10 à 1 000 fois moins néfaste pour la santé que la cigarette, selon le produit utilisé.

Les thérapies de remplacement de la nicotine

Médecin-conseil en matière de tabagisme à la Direction de la santé publique de Montréal, le pneumologue André Gervais considère, de son côté, qu’il n’est pas tellement réaliste d’interdire totalement le tabac. « Avec la compréhension que l’on a aujourd’hui du tabagisme, on sait que certaines personnes ne vaincront jamais leur dépendance à la nicotine, explique-t-il. En proscrivant tous les produits du tabac alors qu’il y a encore une demande pour ceux-ci, on risquerait de voir naître un marché noir semblable à celui de l’alcool lors de la prohibition. »

Au lieu de bannir le tabac, le Dr Gervais croit qu’il serait préférable de diriger les fumeurs vers des méthodes d’administration de la nicotine plus sécuritaires. Même si la majorité des Québécois cessent de fumer sans aide, plusieurs moyens sont proposés à ceux qui désirent rompre. Fournissant des doses de nicotine sans la fumée qui l’accompagne généralement, ces thérapies de remplacement durent généralement de huit à douze semaines. Bien que dans des cas particuliers, il soit possible de prolonger les traitements jusqu’à un an, certains spécialistes soutiennent que l’usage continuel de ces thérapies, comme remplacement de la cigarette, serait beaucoup moins dommageable pour la santé des gens dont la dépendance est intraitable. D’autres ajoutent que le fait de fumer tout en continuant à utiliser des aides à la cessation serait moins nocif qu’on le croit, même si aucune étude ne corrobore actuellement ces propos.

Le tabac sans fumée

Assez populaires aux États-Unis, les tabacs à chiquer (« chew ») et à priser (« snuff ») sont plutôt méconnus au Canada. Absents de la plupart des dépanneurs, ces produits sont disponibles principalement dans les tabagies spécialisés. Vendus dans de petites boîtes de métal ou de plastique de 10 à 20 grammes, ces tabacs aromatisés coûtent entre 4 et 6 $. Autrefois d’usage courant chez les joueurs de baseball, le tabac à chiquer dégage un jus brunâtre lorsqu’il est mâché. Conçu pour être reniflé, le tabac à priser est quant à lui habituellement consommé par voie orale. Les priseurs en placent de petites quantités entre leur gencive et la lèvre sans pour autant le mastiquer. Dans les deux cas, la nicotine est absorbée par la cavité buccale. Gardée dans la bouche pendant une trentaine de minutes, une portion moyenne de tabac à chiquer ou à priser équivaudrait à une consommation de quatre cigarettes, en terme de nicotine. Même s’ils sont potentiellement moins nocifs que la cigarette en raison de leur mode d’administration qui ne requiert aucune combustion, ces produits causent la même dépendance que la cigarette et sont également régis par les lois sur le tabac.

Les timbres

Disponible sans ordonnance mais remboursé en grande partie par le Régime d’assurance médicaments du Québec s’il est prescrit, le timbre de nicotine (Nicoderm ou Habitrol) est le moyen le plus utilisé par les fumeurs d’ici qui décident d’en finir avec le tabac. Délivrant continuellement de petites quantités de nicotine qui sont absorbées par la peau, il est vendu en doses de 21, 14 ou 7 milligrammes. Au cours des semaines du sevrage, l’ex-fumeur diminue graduellement les doses. Si les effets secondaires des timbres sont assez limités, certaines personnes ressentent de légères irritations cutanées suite à leur utilisation. D’autres peuvent souffrir d’insomnie, ou faire des rêves très réalistes, car le timbre libère de la nicotine pendant la nuit.

La gomme

Vendue sans ordonnance, la gomme de nicotine (Nicorette) est disponible en dosages de 2 ou 4 milligrammes. Anciennement défrayée par le Régime d’assurance médicaments du Québec, uniquement si le Zyban ou les timbres ne pouvaient être recommandés, la gomme est remboursée sans condition depuis avril 2001, lorsque prescrite. Pour un résultat optimal, il est conseillé de la mâcher pendant quelques instants pour ensuite la placer entre la joue et la gencive afin de favoriser l’absorption de la nicotine. Si les réactions indésirables de Nicorette sont relativement mineures, des nausées, brûlements de la gorge et de l’estomac peuvent être ressentis surtout si elle a été mastiquée comme un chewing-gum ordinaire. Certains médecins déplorent d’ailleurs le fait que cette gomme ne soit pas plutôt appelée « résine de nicotine », ce qui aurait contribué à éviter la confusion entourant son mode d’emploi.

L’inhalateur

L’inhalateur de nicotine ressemble beaucoup à la cigarette. Il sera bientôt disponible au Canada. Ce cylindre de plastique renferme une cartouche de 10 mg de nicotine. Aspirée à l’aide d’un embout inséré entre les lèvres, la nicotine est absorbée par la membrane buccale. L’inhalateur entretient ainsi le rituel du fumeur qui porte une cigarette à sa bouche. Déjà en vente aux États-Unis et dans certains pays européens, le produit (breveté par Pharmacia – maintenant Pfizer) a été approuvé par Santé Canada en juin 2002 et sera vendu sans ordonnance. Réputé aussi efficace que les timbres, l’inhalateur peut parfois engendrer des irritations de la bouche et de la gorge.

Divergence

Les professionnels de la santé sont divisés face à l’idée d’encourager les fumeurs à réduire leur consommation de cigarettes tout en utilisant des aides à l’arrêt tabagique pour combler leur besoin de nicotine. Tous s’entendent cependant pour dire que le meilleur moyen de se prémunir consiste à cesser de fumer ou mieux encore, à ne jamais commencer.

Josée Hamelin