La preuve peu convaincante des cigarettiers

Selon les avocats des cigarettiers, l'invention des cigarettes légères prouve que l'industrie du tabac a répondu aux préoccupations sur la santé qu'avaient certains fumeurs.
Selon les avocats des cigarettiers, l’invention des cigarettes légères prouve que l’industrie du tabac a répondu aux préoccupations sur la santé qu’avaient certains fumeurs.
Les cigarettiers ont commencé à présenter leur preuve dans les deux recours collectifs les opposant à 1,8 million de fumeurs et d’ex-fumeurs. Jusqu’à maintenant, leurs arguments sont peu convaincants, disent ceux qui suivent le procès de près.

Ce n’est pas facile de défendre la fabrication et la vente d’un produit toxique qui tue un utilisateur régulier sur deux. Depuis mai, c’est pourtant ce que font Imperial Tobacco Canada (ITL), JTIMacdonald et Rothmans, Benson & Hedges. Les trois cigarettiers se défendent devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec contre deux recours collectifs les opposant à près de deux millions de fumeurs et d’ex-fumeurs québécois et à leurs héritiers.

« Ce qui me frappe le plus dans la présentation de leur preuve, c’est à quel point elle répond mal aux accusations des plaignants : par exemple, les cigarettiers nient que leurs campagnes de promotion ciblaient les jeunes, mais ils ne présentent aucun document pour le prouver », estime Cynthia Callard, directrice de Médecins pour un Canada sans fumée et auteure d’un blogue anglophone sur les recours collectifs, Eye on the trials. Un blogue en français, rédigé par Pierre Croteau, existe aussi : Lumière sur les procès du tabac.

Les victimes appelées à témoigner

Par trois fois, en 2009, 2010 et 2011, le juge Brian Riordan s’est prononcé contre le témoignage des membres des recours collectifs, c’est-à-dire des victimes des compagnies de tabac. Trois fois, ces jugements ont été confirmés en appel. Chaque fois, par contre, ces jugements laissaient entendre que ces témoignages pourraient être pertinents ultérieurement. Résultat : les cigarettiers pourront vraisemblablement appeler les victimes à la barre sous peu. Si les firmes le font, elles demanderont probablement aux victimes de dire pourquoi elles ont commencé à fumer, si elles connaissaient ou auraient pu connaître les risques associés au tabac et si les déclarations publiques des cigarettiers ont influencé sur leur tabagisme.

Cigarettiers : des opinions peu appuyées

Autrement dit, ceux qui observent ce procès de près trouvent que les dénégations des cigarettiers s’appuient sur peu de justificatifs. Les cigarettes « légères » sont un bel exemple de cela. Mentionnons d’abord que tout le monde, sauf l’industrie du tabac, soutient que les « légères » tuent tout autant que les régulières. En 2001, par exemple, une importante revue de littérature du National Cancer Institute américain concluait que « les gens qui fument des cigarettes faibles en goudron ne peuvent pas s’attendre à avoir moins de problèmes de santé liés à la consommation  de tabac. » [notre traduction] Les cigarettiers ont toutefois une autre opinion. « J’ai espoir qu’il sera démontré que ces produits [légers] sont plus sécuritaires, a témoigné devant la cour Graham Read, l’ancien chef de la recherche stratégique globale chez British American Tobacco (BAT). [Mais] je ne peux pas l’affirmer pour l’instant, parce que je n’ai pas les preuves pour arriver à cette conclusion. » [notre traduction]

Une définition plus précise des victimes

Le juge Riordan a légèrement modifié les critères d’inclusion des membres des deux recours collectifs à la suite de la preuve présentée par les plaignants. Pour être admissible au recours intenté par Jean-Yves Blais et le Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS), il fallait jusqu’à maintenant avoir fumé 15 cigarettes ou plus par jour pendant au moins cinq ans, et ce, de manière ininterrompue. Désormais, il suffit d’avoir fumé au moins 36 500 cigarettes (par exemple : un paquet par jour pendant quatre ans ou cinq cigarettes par jour pendant 20 ans) avant le 20 novembre 1998 et avoir reçu un diagnostic d’une maladie liée au tabac avant le 12 mars 2012 pour se qualifier. Avec cette nouvelle définition, les fumeurs qui ont temporairement cessé de fumer ou qui ont longtemps fumé de petites quantités de tabac deviennent admissibles. Dans le recours intenté par Cécilia Létourneau, les nouvelles définitions précisent, entre autres, que les fumeurs dépendant du tabac devaient l’être avant le 30 septembre 1998 et avoir commencé à fumer des cigarettes fabriquées par les défendeurs avant le 30 septembre 1994. Cela permet notamment d’exclure les Néo-Québécois qui auraient commencé à fumer avec des cigarettes autres que celles des trois compagnies incriminées.

Les légères : une preuve de bonne foi Les avocats des cigarettiers vont encore plus loin : pour eux, les cigarettes légères prouvent que leurs clients ont toujours été de bonne foi. En clair : ITL et ses consoeurs auraient inventé ces produits « moins nocifs » pour répondre aux préoccupations de santé des fumeurs. D’ailleurs, l’industrie du tabac a développé de nombreux produits moins nocifs au fil des années, a expliqué Andrew Porter, ancien chercheur principal chez ITL, au procès de Montréal. Il a donné en exemple une cigarette avec un filtre au charbon ainsi qu’un tube de plastique muni d’une éponge imprégnée de nicotine et d’une saveur. Ce n’est pas à cause d’un manque de volonté de l’industrie si ces innovations n’ont jamais été commercialisées, a-t-il continué, mais parce que les consommateurs ne les appréciaient pas. Lui-même a qualifié l’éponge à la nicotine de… « dégueulasse ».

Mario Bujold dirige le Conseil québécois sur le tabac et la santé. En 1998, l'organisme a co-initié l'un de deux recours collectifs québécois contre l'industrie du tabac.
Mario Bujold dirige le Conseil québécois sur le tabac et la santé. En 1998, l’organisme a co-initié l’un de deux recours collectifs québécois contre l’industrie du tabac.
Un gouvernement complice

Les cigarettiers présentent un deuxième grand argument pour se disculper : le soutien gouvernemental à leur industrie. Un document interne d’ITL, datant de la fin des années 1970, dévoile un programme de recherche mené conjointement par la firme, Agriculture Canada et Santé Canada. L’objectif? Développer « des cigarettes moins dangereuses afin de réduire l’incidence des décès dus au tabagisme. » [notre traduction] Un autre document interne des années 1980 prouve qu’Agriculture Canada a travaillé avec ITL pour diminuer le ratio goudron/nicotine des plants de tabac.

Dans les années 1970, cette collaboration entre le gouvernement fédéral et l’industrie fait même figure de politique officielle, a affirmé devant le juge Marc Lalonde, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social canadien de 1972 à 1977. À l’époque, l’État refuse d’interdire complètement la publicité pour les produits du tabac. Cela aurait empêché l’industrie « d’encourager les fumeurs à se concentrer davantage sur les cigarettes ayant un taux de nicotine et de goudron inférieur », a dit M. Lalonde. De même, pour contrôler l’industrie du tabac, l’ancien ministre comptait surtout sur des mesures volontaires de l’industrie. D’un point de vue économique, cela est très avantageux, a-t-il dit, puisqu‘une industrie qui se police ellemême évite au gouvernement « d’engager un paquet d’inspecteurs [sic]. »

Une industrie responsable

« Même si le juge en arrivait à attribuer une certaine responsabilité au gouvernement dans ce dossier, cela ne déresponsabiliserait en rien les compagnies qui ont commercialisé les produits du tabac », estime Mario Bujold, directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé. En effet, il ne faut pas oublier que l’industrie s’est battue contre chaque mesure gouvernementale visant à réglementer le tabac, souvent jusqu’en Cour suprême. Ni que l’industrie a caché au grand public et aux fonctionnaires une bonne partie de ses recherches démontrant la nocivité des cigarettes « légères ». Cela dit, les accusations des cigarettiers envers les autorités gouvernementales ont au moins un avantage, dit Cynthia Callard. « Elles permettent de rendre publics des documents gouvernementaux gardés secrets jusqu’à présent. »

Enfin, les experts appelés à la barre donnent un sens différent aux documents déposés en preuve à la cour selon qu’ils se situent du côté des victimes ou des cigarettiers. Par exemple, ils ne retiennent pas les mêmes questions d’un sondage ou ne leur attribuent pas le même poids. Ce sera au juge Riordan, à terme, de décider quelles interprétations sont les plus crédibles. Et qui, au final, est responsable des ravages causés par le tabac.

Anick Perreault-Labelle