Contrebande autochtone : 70 organismes dénoncent le laxisme des gouvernements

Pourquoi payer entre 60 et 75 $ pour une cartouche de 200 cigarettes quand on peut se la procurer pour le tiers du prix? C’est probablement ce que se disent plusieurs fumeurs, puisque ceux-ci sont de plus en plus nombreux à se tourner vers le marché de la contrebande afin d’assouvir, à moindre coût, leur dépendance à la nicotine.

Devant l’ampleur du phénomène et le manque de volonté politique pour y remédier, une coalition, formée de quelque 70 organismes, a réclamé des mesures concrètes et immédiates de la part des gouvernements fédéral et provinciaux, dans le cadre d’une conférence de presse tenue à Ottawa à la fin avril.

Bien que les sources d’approvisionnement du commerce illicite soient multiples (marques légales détournées, vols de cargaisons, produits contrefaits), la plus importante provient de manufactures clandestines situées à l’intérieur de réserves autochtones. « La majorité des cigarettes destinées au marché canadien sont fabriquées à St-Régis, du côté américain de la réserve d’Akwesasne, a indiqué le directeur des politiques de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF), Francis Thompson. Sur ce territoire, qui chevauche les frontières de l’Ontario, du Québec et de l’État de New York, on retrouve une dizaine de petites usines illégales, et une seule détient la licence requise par le gouvernement américain. »

Selon la Coalition canadienne pour l’action sur le tabac (CCAT) – qui est à l’origine de cette campagne de sensibilisation – les réserves de Kahnawake, des Six Nations et de Tyendinaga abriteraient également des manufactures clandestines.

Et nul besoin d’avoir un réseau de contacts obscur ou de se rendre en territoire amérindien pour avoir accès à ces cigarettes. Généralement vendus dans des sacs de plastique transparent, sans avertissement de santé ni marque de commerce apparente, ces produits illicites, achetés en grandes quantités sur les réserves, sont surtout distribués par des revendeurs qui livrent à domicile et même à proximité des écoles secondaires.

Contrairement à ce que les fumeurs peuvent penser, le fait de s’approvisionner auprès de contrebandiers n’est pas sans conséquence. En plus de la possibilité d’encourager (en leur fournissant des liquidités) des organisations criminelles qui s’adonnent également au trafic d’armes et de stupéfiants, ces derniers privent les gouvernements de millions de dollars en taxes qui servent entre autres à financer le système de santé public dont ils risquent d’avoir besoin; considérant que l’usage du tabac tue un fumeur sur deux et que la santé de celui qui survit est généralement plus précaire que celle d’un non-fumeur.

L’impact des bas prix

Toutefois, ce ne sont pas les fumeurs – pour qui il est logique de vouloir payer moins cher – qui sont à blâmer, mais plutôt les gouvernements qui tolèrent de tels agissements, précise le directeur du bureau québécois de l’ADNF, François Damphousse : « Il existe des moyens efficaces de réfréner la contrebande, mais ceux-ci requièrent une certaine volonté politique et l’affectation de ressources appropriées. Plus les autorités tarderont à agir, en tolérant que des produits non conformes soient vendus illégalement à un prix dérisoire, et plus les gens seront susceptibles de fumer. »

Selon une étude réalisée en 2002 par le National Bureau of Economic Research – un organisme américain sans but lucratif qui aide les décideurs, gens d’affaires et le milieu universitaire à comprendre différents enjeux économiques – au Canada, la prévalence de l’usage du tabac diminuerait de 4,5 % chaque fois que le prix des cigarettes augmente de 10 %. L’inverse semble aussi vrai puisque le ratio de jeunes fumeurs québécois a fait un bond (de 19 à 38 % entre 1991 et 1996) lorsque les gouvernements ont abaissé les taxes pour résoudre la crise de la contrebande des années 1990.

Mesurer la contrebande

Alors qu’auparavant, on pouvait estimer la part du marché accaparée par contrebande en comparant les pertes fiscales au taux de tabagisme et aux cigarettes vendues, cet exercice s’avère maintenant laborieux, en raison des interdictions de fumer qui sont entrées en vigueur au Québec et en Ontario. En effet, les gouvernements peinent à évaluer la proportion de leurs baisses de revenus qui est attribuable à la diminution du tabagisme et celle qui découle de la recrudescence du commerce illicite.

Directeur de la recherche des Médecins pour un Canada sans fumée, Neil Collishaw croit que les gouvernements perdraient entre 500 millions et 1,5 milliard $ par an. Contrairement à la situation qui a longtemps prévalu, le problème ne se limiterait plus au Québec et à l’Ontario. « On rapporte de plus en plus de saisies de tabac de contrebande au Manitoba et dans les Maritimes, indique-t-il, ce qui sous-entend que le problème commence à s’étendre d’est en ouest. »

À la Gendarmerie royale du Canada (GRC), le sergent Martin Blais confirme que le commerce illicite est plus répandu, mais refuse d’estimer sa proportion, se contentant d’affirmer qu’en 2006, le nombre de saisies effectuées par la GRC a augmenté de 36 % par rapport à l’année précédente. Quelque 502 287 cartouches de 200 cigarettes ont ainsi été confisquées, pour une valeur dépassant 10 millions $ sur le marché noir.

S’il se réjouit de l’augmentation du nombre d’opérations menées par les forces de l’ordre, François Damphousse signale que les perquisitions effectuées ici et là ne suffiront pas à régler le problème : « Si les gouvernements ne veulent pas intervenir directement sur les réserves, par peur de déclencher une nouvelle crise autochtone, pourquoi n’agissent-ils pas à l’extérieur des réserves? »

Les mesures réclamées

Saisir les matières premières (feuilles de tabac, filtres, papier et emballages) avant qu’elles ne soient acheminées aux contrebandiers et révoquer le permis des fabricants qui opèrent dans l’illégalité font partie des solutions privilégiées par la Coalition canadienne pour l’action sur le tabac. À ce chapitre, le gouvernement du Québec se distingue, puisqu’il a modifié en 2004 sa Loi concernant l’impôt sur le tabac pour interdire la vente et la livraison de tabac brut aux manufacturiers qui ne détiennent pas de permis provincial. L’automne dernier, plus de 250 000 kilogrammes de tabac, majoritairement destinés à la réserve de Kahnawake, ont été saisis. Au niveau fédéral, aucun permis n’aurait encore été révoqué, même si les exigences relatives à leur obtention ne sont pas pour autant respectées.

En raison de la difficulté que semble avoir le gouvernement canadien à appliquer ses propres règlements, on voit mal comment il pourrait persuader les élus américains d’intervenir pour faire fermer les manufactures illégales localisées sur leur territoire : une autre avenue préconisée par les membres de la CCAT. « Si la contrebande s’en allait dans l’autre sens, c’est-à-dire du Canada vers les États-Unis, le gouvernement américain ne tolèrerait jamais une telle situation et demanderait au Canada de régler le problème sur le champ », souligne Rob Cunningham, avocat et analyste des politiques à la Société canadienne du cancer.

S’improviser cigarettier : un jeu d’enfant

Si rien n’est fait, le problème risque de s’accentuer, préviennent les groupes de santé, puisque dans le contexte actuel, ouvrir une usine de cigarettes est un véritable jeu d’enfant. « Pour seulement 5 000 $, il est possible d’obtenir un permis pour fabriquer des cigarettes, en dépit du risque que ce produit représente pour la santé humaine », déplore Me Cunningham. (À titre comparatif, un chauffeur de taxi montréalais doit payer une licence pouvant coûter jusqu’à 230 000 $ pour transporter des gens à bord de son véhicule.) Selon lui, hausser le coût du permis à 5 millions $ dissuaderait les aspirants cigarettiers.

Sur la piste des cigarettes

Puisqu’il arrive que des cigarettes légales se retrouvent sur le marché noir, le fait de franchir avec elles les différentes étapes parcourues à leur sortie de l’usine permettrait de cibler les lieux de détournement. La Californie dispose depuis 2004 d’un système de traçabilité des produits du tabac et elle a renfloué ses coffres de 75 millions $ au cours des deux premières années qui ont suivi son implantation. Au Canada, rien n’aurait encore été fait dans ce dossier, même si l’Agence du revenu avait signifié son intention de mettre un nouveau système d’estampillage et de marquage en place en 2006.

Une solution à écarter

Selon les organismes membres de la Coalition canadienne pour l’action sur le tabac, la pire solution consisterait à diminuer les taxes, ce qui entraînerait inévitablement une hausse du tabagisme. Ils jugent, par ailleurs, que cette mesure ne servirait à rien : les contrebandiers continueraient à faire des profits même s’ils vendaient leurs produits pour aussi peu que 10 ou 12 $ par cartouche.

« En 1994, la baisse des taxes a fonctionné parce que l’industrie canadienne du tabac a choisi de ne plus exporter de cigarettes en grandes quantités aux États-Unis pour qu’elles soient ensuite réintroduites illégalement au pays », relate François Damphousse. Or, depuis 2001, une taxe à l’exportation empêche les manufacturiers d’acheminer plus de 1,5 % de leur production à l’étranger sans payer de pénalités. Seule Imperial Tobacco Canada échappe à cette mesure dissuasive, car depuis 2006, elle fabrique ses cigarettes au Mexique (voir Info-tabac no 60).

D’autres groupes revendiquent

La Coalition canadienne pour l’action sur le tabac n’est pas la seule à réclamer la mise en place de mesures plus efficaces pour endiguer la contrebande. Dans sa revue Radar des mois de mars – avril 2007, l’Association des détaillants en alimentation du Québec demandait à ses membres de collaborer pour « mettre la pression nécessaire sur nos élus pour qu’ils interviennent comme il se doit dans ce dossier ».

Au niveau national, la Canadian Convenience Stores Association, qui représente plus de 15 000 dépanneurs, est également préoccupée par l’augmentation du commerce illicite. Son président, Dave Bryans, est contrarié que les gouvernements contrôlent le marché légal et empochent plus de 9 milliards $ en taxes tout en fermant les yeux sur la contrebande de tabac. Selon lui, entre 23 et 25 % des cigarettes vendues au Québec et en Ontario seraient issues du marché noir; des chiffres qui ressemblent à ceux fournis par Imperial Tobacco Canada l’automne dernier. En octobre, le manufacturier se plaignait de la concurrence déloyale engendrée par la contrebande, en soutenant qu’au moins une cigarette consommée sur cinq était acquise sur le marché noir.

La contrebande d’hier et d’aujourd’hui

Lors de la crise de la contrebande des années 1990, on estimait qu’environ 30 % des cigarettes vendues au Canada provenaient du marché noir. De nos jours, même si on remarque une augmentation de la contrebande, les produits illégaux ne représenteraient qu’un peu plus de 10 % du marché. Au Québec et en Ontario, la proportion serait légèrement supérieure, mais encore loin des 40 à 60 % avancés par l’industrie et les autorités à l’époque.

Rappelons qu’aux États-Unis, Northern Brands International, une ancienne filiale de RJR-Tobacco, a plaidé coupable de contrebande de cigarettes canadiennes, et certains de ses hauts dirigeants ont été condamnés. Plus près de chez nous, des perquisitions ont été perpétrées chez les trois grands fabricants compte tenu de leur possible implication dans la contrebande des années 1990. Par ailleurs, dans une poursuite criminelle intentée par la GRC contre RJR-Macdonald (aujourd’hui JTI-Macdonald), l’ex-vice-president Stan Smith, un des huit accusés, a décidé de plaider coupable au terme de son enquête préliminaire qui s’est découlée l’automne passé.

Tabac Lépine : poursuite avortée

Il n’y aura finalement pas de suite à la requête déposée par Tabac Lépine contre Québec et Ottawa. Rappelons que le petit fabricant de cigarettes de Berthierville (Launaudière) tenait les gouvernements responsables des pertes subies par son entreprise en raison de la contrebande. Il les accusait de ne pas intervenir en territoire autochtone, tolérant ainsi que le marché illégal fasse concurrence à ses produits. Selon son dirigeant, Denis Paquette, la compagnie, qui a récemment fait faillite, a tenté en vain de s’entendre avec ses créanciers : le ministère du Revenu du Québec et l’Agence du revenu du Canada…… soit ceux-là même qu’elle poursuivait.

Josée Hamelin