Ce que le procès nous apprend

Il y a bien plus que des milliards de dollars en jeu dans les recours collectifs opposant fumeurs et cigarettiers devant la Cour supérieure du Québec. Ce procès soulève des questions de fond sur la responsabilité des cigarettiers et des gouvernements dans la prévention des méfaits dus au tabac.

Qu’on ne s’y trompe pas : un moment historique se déroule actuellement dans la salle 17.09 du Palais de justice de Montréal. Les deux recours collectifs de 27 milliards de dollars qui y sont entendus opposent près de deux millions de fumeurs québécois à trois cigarettiers canadiens : Imperial Tobacco Limitée (ITL), JTI-Macdonald et Rothmans Benson & Hedges. On s’en doute : ce procès présidé par le juge Brian Riordan changera considérablement notre vision du tabagisme et de l’industrie du tabac. Au fil des jours, cette affaire judiciaire dévoile les stratégies des cigarettiers pour favoriser la dépendance tabagique et une certaine faiblesse dans la volonté politique de les arrêter.

Ottawa : exempté par la Cour d’appel

Les cigarettiers plaident depuis une vingtaine d’années que le gouvernement fédéral est coresponsable des maladies liées au tabac. Après tout, disent-ils, c’est lui qui règlementait et taxait leurs produits. « Si nous sommes coupables, le gouvernement devra payer une partie, voire la totalité, des indemnisations demandées », argumentent les fabricants. Ce scénario, toutefois, ne risque pas de se réaliser : en novembre 2012, la Cour d’appel du Québec a jugé qu’Ottawa n’était pas légalement responsable dans cette affaire. Selon les juges, sa politique en matière de santé et de tabac « est une politique générale fondamentale fondée sur des considérations économiques et sociales, ce qui […] place [le gouvernement] à l’abri de toute poursuite en responsabilité civile. »

À priori, cela est une bonne nouvelle : même si les cigarettiers sont reconnus coupables, les contribuables n’auront pas à débourser un cent. Par contre, cette exonération du gouvernement fédéral prive les plaignants d’une certaine expertise. « Si les cigarettiers relatent des événements mettant en cause les autorités canadiennes, les plaignants pourront plus difficilement les contredire », regrette François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF).

Cynthia Callard analyse depuis plus de vingt ans le comportement des compagnies de tabac et anime le blogue anglophone Eye on the Trials, qui porte sur les recours collectifs. La version francophone du blogue, Lumière sur les procès du tabac, est rédigée par Pierre Croteau.
Cynthia Callard analyse depuis plus de vingt ans le comportement des compagnies de tabac et anime le blogue anglophone Eye on the Trials, qui porte sur les recours collectifs. La version francophone du blogue, Lumière sur les procès du tabac, est rédigée par Pierre Croteau.
Une responsabilité historique

Pour Cynthia Callard, ce jugement ne dispense pas complètement le gouvernement fédéral de toute responsabilité. Elle connaît son affaire : en plus de rédiger un blogue sur les recours collectifs au nom de l’Association pour la santé publique du Québec, elle dirige depuis près de 20 ans l’association Médecins pour un Canada sans fumée. Selon elle, d’un point de vue de santé publique, les citoyens sont en droit de se demander ce qu’a fait le Canada dans le passé pour les protéger des méfaits du tabac… et ce qu’il devra faire à l’avenir. « Santé canada savait depuis les années 1980 que les cigarettes dites ‘‘légères’’ ou ‘‘douces’’ entraînaient de la confusion chez les consommateurs, mais il a attendu jusqu’en 2011 pour les interdire officiellement : pourquoi? demande-t-elle. De même, des études démontrent aujourd’hui un lien clair entre tabagisme et cancer du sein, mais ottawa n’en avertit pas les canadiens : pourquoi? » Des questions importantes pour quiconque s’intéresse à la prévention.

Dangers du tabac : les cigarettiers savaient

Le deuxième thème important qui émerge du procès concerne les cigarettiers. Plus précisément, le fait qu’ils connaissaient le potentiel carcinogène du tabac et la nature toxicomanogène (addictive) de la nicotine, souvent sur la base de leurs propres recherches. Et qu’ils aient nié l’avoir su. Et le nient encore.

En fait, il y a une contradiction fondamentale dans le discours des fabricants. Selon eux, tout le monde connaissait les risques associés à la consommation de tabac, mais personne n’en avait de preuves, ou celles-ci étaient peu convaincantes. Or, au contraire, les quelque 1200 documents déposés en cour attestent que les firmes étaient bien informées des méfaits du tabac et qu’elles l’ont sciemment caché au grand public. Cette duplicité des cigarettiers était connue depuis les années 1990 grâce, entre autres, à un important procès américain qui a obligé les cigarettiers à rendre publics des millions de documents internes. « Les recours collectifs démontrent que les fabricants canadiens ont agi de la même manière, ce que le grand public ne sait pas nécessairement  », dit Flory Doucas, codirectrice de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac.

« Ma position était que, pour certains groupes de personnes, il y avait une forme de risque à fumer du tabac. Pour d’autres groupes, il n’y en avait pas. Le problème est qu’on ne peut pas dire à l’avance qui est à risque. » [traduction libre] – Jean-Louis Mercier, ancien président chez ITL

Documents incriminants

Les accusés savent que tous ces documents internes nuisent à leur cause. C’est pourquoi leurs avocats font tout pour qu’ils restent dans l’ombre. Par exemple, ils refusent d’admettre en cour des documents disponibles sur leur site Web ou rendus publics lors de procès antérieurs. Ou exigent que certains documents soient authentifiés par la personne qui les a émis ou reçus alors que celle-ci est parfois décédée. Le juge a refusé cette dernière demande, estimant qu’elle constituait une utilisation particulièrement déraisonnable de la procédure.

Cette volonté de l’industrie de cacher certains faits ne date pas d’hier. En 1998, par exemple, l’ADNF a révélé qu’ITL avait détruit, quelques années plus tôt, des études internes montrant un lien entre le tabac et le cancer. La firme soutient aujourd’hui qu’il ne s’agissait que d’un ménage de classeurs. « Si c’est vrai, c’est un ménage très étonnant pour lequel les avocats ont aidé dans le choix des documents à jeter », dit Marie-Soleil Boivin, agente de communication et relations médias au Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS).

Certains documents supprimés par ITL (mais dont une copie a été récupérée par la suite à la maison mère de la firme, British American Tobacco) montrent que la compagnie s’est intéressée très tôt aux jeunes fumeurs – même si la haute direction le nie encore aujourd’hui. Ainsi, en 1977, ITL lance  « Project 16 » afin de comprendre « le ‘‘qui’’, le ‘‘quoi’’, le ‘‘pourquoi’’, le ‘‘où’’ et le ‘‘quand’’ de la consommation de cigarettes chez les adolescents  », écrit Cynthia Callard dans son blogue. En 1987, toujours chez ITL, le président de l’époque, Jean-Louis Mercier, écrit que « fumer représente un risque sérieux pour la santé. » Aujourd’hui, M. Mercier émet toutefois une opinion différente devant le tribunal : « Ma position était que, pour certains groupes de pesonnes,  il y avait une forme de risque à fumer du tabac. Pour d’autres groupes, il n’y en avait pas. Le problème est qu’on ne peut pas dire à l’avance qui est à risque. »

Un peu dans le même esprit, l’ancien président de Rothmans Benson & Hedges, Patrick Fennell, a admis devant le juge qu’il y a un risque à fumer, mais s’est déclaré incapable de le définir!

Dénégations et trous de mémoire

On est tenté d’accuser de mensonge ces témoins avec une mémoire défaillante. Mais les choses ne sont pas aussi simples. « Certains témoins ne se rappellent réellement pas le passé ou en ont une vision déformée, analyse Cynthia Callard. D’autres croient à leur version des faits, même si celle-ci contredit les documents. Par exemple, dans leur souvenir, les études cernant les comportements des adolescents ne visaient pas à leur vendre du tabac, mais à prédire leurs comportements d’adulte. »

Pour le juge, en tout cas, « il s’agit moins de déterminer si un témoin rapporte correctement les faits que s’il est crédible », explique Sylvette Guillemard, professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval. Les magistrats l’évaluent de différentes manières. Par exemple, un témoin qui se contredit ou qui a une mémoire un peu trop sélective est jugé moins crédible. « Pensons  à un témoin qui se rappellerait très bien un événement donné, mais en aurait oublié un autre pourtant survenu à la même époque », illustre Mme Guillemard.

Les recours collectifs en bref
Les plaignants
  • 1,8 million de Québécois dépendants du tabac ou leurs héritiers légaux
  • 90 000 fumeurs ou ex-fumeurs atteints d’emphysème ou d’un cancer du poumon, du larynx ou de la gorge qui ont consommé au moins quinze cigarettes par jour pendant au moins cinq années consécutives
Les défendeurs
  • Imperial Tobacco Limitée (ITL)
  • JTI-Macdonald
  • Rothmans Benson & Hedges
Ce qui est demandé :
  • 10 000 $ pour chaque Québécois dépendant du tabac
  • 105 000 $ pour chaque fumeur ou ex-fumeur malade à cause du tabac
Les avocats qui représentent les victimes de l’industrie du tabac proviennent de quatre cabinets différents : Lauzon Bélanger Lespérance, Trudel et Johnson , De Granpré Chait, Trudel & Johnston et Kugler Kandestin.
Les avocats qui représentent les victimes de l’industrie du tabac proviennent de quatre cabinets différents : Lauzon Bélanger Lespérance, De Granpré Chait, Trudel & Johnston et Kugler Kandestin.
Quelles suites pour les recours?

À ce jour, malgré les efforts des cigarettiers, l’issue des procédures semble favorable aux plaignants. Certes, c’est une bonne nouvelle. Par contre, « personne  ne s’est demandé comment cette victoire, le cas échéant, améliorera la santé publique », remarque Cynthia Callard. En effet, un jugement favorable aux victimes ne fera pas automatiquement chuter les taux de tabagisme puisque, pour payer les indemnités demandées, les cigarettiers devront puiser dans des profits issus… de la vente des produits du tabac.

Autre scénario possible : les filiales canadiennes déclarent faillite si elles sont jugées coupables. « Personne n’a encore réellement réfléchi à comment les gouvernements pourraient réagir dans ce cas pour réduire les taux de tabagisme », dit Cynthia  Callard. « Il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis, l’application du Master Settlement agreement (MSA) est un véritable désastre », ajoute François Damphousse. Le MSA est l’entente à l’amiable convenue en 1998 entre les États américains et les cigarettiers. « Les États se sont servis des indemnités versées par les cigarettiers pour équilibrer leur budget, pas pour lutter contre le tabagisme! », dénonce-t-il.

Le CQTS, corequérant dans l’un des recours, ne peut guère mettre l’accent sur la santé publique pour l’instant. « Notre but est d’obtenir une indemnisation pour les victimes », rappelle Marie-Soleil Boivin. La publicité autour du procès éclaire toutefois les actions des compagnies de tabac et fait oeuvre de sensibilisation auprès du grand public, croit-elle. « Que les cigarettiers aient manipulé les consommateurs est un argument efficace pour prévenir le tabagisme auprès des jeunes », dit-elle.

L’autre avantage des recours? Ils passeront à l’histoire et risquent de changer notre perception des droits et devoirs des secteurs public et privé. « C’est l’une des premières fois au Canada où un tribunal trace les frontières entre les responsabilités des individus, des entreprises et du gouvernement », dit Cynthia Callard. Une histoire à suivre…

Anick Perreault-Labelle