Au tour d’Allan Rock de lever le voile sur les pratiques de l’industrie du tabac
Janvier-Février 2000 - No 30
Après l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF) et Médecins pour un Canada sans fumée, c’est au tour du ministre de la Santé, Allan Rock, de dénoncer les pratiques « trompeuses » de l’industrie du tabac de, vraisemblablement, camoufler les réels dangers de ses produits, renforcer la dépendance des fumeurs et séduire une clientèle de jeunes mineurs.
Le 22 novembre, Santé Canada a rendu publics 1200 documents émanant de la compagnie-mère d’Imperial Tobacco, la British American Tobacco. Ils résultent d’une recherche à travers six millions de pages de documents internes stockés au centre d’archives de la compagnie en Angleterre.
Ces documents dévoilent des recherches et des projets de recherche relatifs aux activités promotionnelles concernant les jeunes mineurs et le marché potentiel qu’ils représentent. Diverses données sont abordées comme le rôle de la nicotine et l’accoutumance à partir desquelles sont élaborées des stratégies de mise en marché. Les dossiers traitent également des produits innovateurs et ceux qualifiés de « plus sûrs », par exemple la cigarette légère. On s’intéresse aussi aux fumeurs et ex-fumeurs conscientisés, aux produits engendrant peu de fumée secondaire, à la fumée de tabac ambiante, aux stratégies de marketing, à la publicité et à la contrebande en vue de développer des tactiques lucratives. Par ailleurs, de nombreuses informations portent sur les relations publiques, le lobbying et les relations des compagnies de tabac avec le gouvernement, entre autres.
Le ministre Rock a déclaré être troublé par le contenu de ces documents et croit nécessaire « de mener des campagnes agressives et soutenues pour informer les Canadiens et les Canadiennes non seulement des dangers du tabac pour la santé, mais aussi des stratégies de mise en marché et des tactiques utilisées par l’industrie du tabac ».
Ces renseignements font foi que les compagnies canadiennes, tout comme leurs jumelles américaines, connaissaient les effets nocifs du tabac et étaient au courant des manipulations scientifiques qui entraînent le consommateur à absorber davantage de goudron et de nicotine que ne le mentionne les paquets. Des propos qui ont été confirmés par la nouvelle recrue d’Allan Rock, Jeffrey Wigand, biochimiste, ancien directeur de recherche chez Brown et Williamson, compagnie soeur d’Imperial Tobacco. M.Wigand, après avoir été congédié, a révélé les méthodes employées par cette industrie, comme celles consistant à modifier la composition des produits afin d’entretenir l’accoutumance du consommateur.
« Tout à fait possible de fabriquer des cigarettes sans nicotine »
« La cigarette n’est qu’un dispositif pour administrer de la drogue, en l’occurrence de la nicotine », insiste M. Wigand. Il confirme que les compagnies de tabac savaient depuis des années que leurs produits causent le cancer et tuent des millions d’humains. Parallèlement, elles déployaient des efforts pour minimiser le danger ou faire croire à des produits « plus sûrs ».
M.Wigand corrobore l’information relative à l’étendue et à la portée des recherches sur la nicotine et précise « qu’il est tout à fait possible de fabriquer des cigarettes sans nicotine. C’est comme faire du café sans caféine ou du lait sans gras ». Seulement, sans dépendance causée par la nicotine, qui consommerait les produits du tabac?
La révélation de tels documents n’est pas une première; à quelques reprises, Médecins pour un Canada sans fumée et l’ADNF ont présenté publiquement des documents obtenus au centre d’archives de BAT qui témoignent des pratiques des compagnies de tabac. Ces groupes ont mis en lumière les agissements des compagnies américaines et canadiennes permettant de déjouer les mesures mécaniques des constituants de la fumée indiqués sur les paquets de cigarettes, de telle sorte que les résultats soient inférieurs à la teneur réelle des produits, ce qu’ils ont appelé « la cigarette élastique ».
Les fumeurs savent-ils ce qu’ils fument?
En réplique, par voie de communiqué de presse, la compagnie canadienne a rejeté les allégations de Médecins pour un Canada sans fumée « voulant qu’Imperial Tobacco conçoive ses produits de manière à tromper délibérément les fumeurs et les gouvernements quant à la teneur réelle de ses produits. » De plus, la compagnie se défend bien de créer ses produits selon le concept de la cigarette « élastique » : « Imperial Tobacco n’a jamais été guidé par ce concept dans le design de ses nouveaux produits ni dans les modifications apportées aux produits qui se trouvent déjà sur le marché. »
Par ailleurs, Imperial Tobacco nie avoir ajouté artificiellement de la nicotine à ses produits ou encore avoir conçu ceux-ci pour que les fumeurs ingèrent plus de nicotine que ne le révèle l’inscription sur les paquets.
M. Wigand semble être d’un tout autre avis : « Les moyens utilisés pour contrôler l’absorption de la nicotine par les fumeurs diffèrent selon le pays. Aux États-Unis, on utilise des additifs pour accroître l’absorption de nicotine sans qu’il y ait augmentation de la teneur en nicotine mesurée par les machines à fumer. »
« Au Canada, d’après les preuves documentaires dont nous disposons pour le moment, les efforts en matière de recherche et de développement concernaient plutôt les modifications dans la conception physique des cigarettes, de même que le choix de variétés de tabac, mais l’effet visé était le même. Quels que soient les moyens utilisés, il s’agit bel et bien de manipulation », a-t-il indiqué lors d’une conférence de presse organisée par l’ADNF le 22 novembre.
Lucie Desjardins
(Voir le texte Manipulation : The Story of Imperial Tobacco and its Cigarettes, Neil E. Collishaw, novembre 1999.)