L’Organisation mondiale de la santé et ses États membres s’attaquent à la contrebande du tabac

Premier protocole de la Convention-cadre sur la lutte au tabagisme
La Convention-cadre de l’OMS est gérée par des Conférences des parties, dont la 4e avait lieu en novembre 2010 en Uruguay. La 5e se tiendra en Corée du Sud du 12 au 17 novembre 2012.
Pas moins d’une cigarette sur 10 dans le monde provient de la contrebande, calcule l’Alliance pour la Convention-cadre. Ce tabac illicite, en plus de priver les États d’au moins 40 milliards $US, nuit à la lutte contre le tabagisme.

En effet, même s’ils n’accaparent qu’une fraction du marché, ces produits illégaux sont moins contrôlés et moins chers que les produits légaux : ils sont donc souvent plus accessibles que ceux-ci.

Afin de mieux batailler contre le fléau du tabac illicite, les 176 pays signataires de la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac ont élaboré un premier protocole : le Projet de protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac. « Un protocole est un document plus technique qu’une convention : plutôt que d’énoncer de grands objectifs, il précise comment les atteindre », explique Francis Thompson, conseiller en contrôle tabagique chez HealthBridge, un organisme sans but lucratif basé à Ottawa. En novembre, ce protocole sera soumis aux parties pour examen et adoption. Même s’il n’apportera pas de grands changements au Canada, son adoption constitue une bonne nouvelle.

Mieux contrôler la chaîne logistique

En gros, ce document d’environ 40 pages « vise à réduire le flux entre les marchés licites et illicite du tabac », dit Francis Thompson. Concrètement, il propose de mieux contrôler la chaîne logistique, c’est-à-dire les chemins qu’emprunte le tabac entre le champ des agriculteurs et les poches des consommateurs, en passant par les manufacturiers, les grossistes et les distributeurs.

Cette surveillance accrue exigera notamment une licence obligatoire des fabricants et importateurs des produits du tabac, ainsi que des fabricants et importateurs des équipements utilisés dans l’industrie du tabac. « De telles licences existent déjà au Canada, mais personne ne sait qui les possède, même pas la Gendarmerie royale! », regrette François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs. En effet, cette information relève de la Loi sur l’accise, donc des impôts, et est considérée confidentielle. Le protocole ne changera pas grand-chose à ce niveau.

Le protocole obligera aussi ces détenteurs de licence à vérifier si les grossistes et les détaillants avec qui ils font affaire ont leur propre licence. « À l’heure actuelle, les manufacturiers vendent à n’importe qui, dit Francis Thompson. Ils disent qu’ils ne sont pas responsables si leurs produits se retrouvent par la suite sur le marché noir. »

Un protocole déjà largement appliqué au Québec et au Canada

Encore une fois, cela n’aura guère d’impact au Canada. Ici, « les manufacturiers doivent vérifier la légitimité de leurs acheteurs », dit François Damphousse. Concrètement, avant de vendre leur tabac à un grossiste ou un distributeur, ils doivent notamment visiter son établissement et évaluer sa volonté de revendre ce tabac sur le marché légal. Ces obligations ne sont toutefois pas inscrites dans la loi. Elles relèvent des Accords de règlement général avec les entreprises productives de tabac, intervenus en 2008 et en 2010 entre les gouvernements et les grands cigarettiers suite à l’implication de ces derniers dans le commerce du tabac de contrebande.

De façon générale, le Canada et le Québec sont donc déjà bien avancés pour mettre ce protocole en oeuvre. « Ils en appliquent déjà plusieurs mesures, dit François Damphousse. Le défi viendra davantage des pays en voie de développement qui, parfois, n’ont même pas de système de licence. » Le protocole donnera toutefois de nouvelles obligations aux manufacturiers canadiens : par exemple, vérifier si leurs acheteurs se procurent trop de tabac pour les marchés auxquels il est destiné. Le protocole contraindra aussi tous les acteurs de la chaîne du tabac, de l’agriculteur au détaillant, à consigner dans un registre le détail de leurs transactions, dont le produit vendu, ses composants et le marché auquel il est destiné.

Au Québec, le Règlement d’application de la Loi concernant l’impôt sur le tabac exige déjà que les manufacturiers, les transporteurs, les entreposeurs, les importateurs et les manufacturiers du tabac brut consignent certaines informations dans un registre, dont la quantité de tabac fabriquée ou importée. Le protocole augmentera simplement le nombre d’informations demandées.

Un système de traçabilité plus contraignant

Enfin, si ce document est adopté, ses signataires devront mettre sur pied un système de suivi et de traçabilité du tabac. En gros : une « marque unique d’identification » (par exemple : un timbre sur chaque emballage) indiquant quand et où ce produit a été fabriqué, le nom de son premier acheteur et le marché auquel il est destiné. « Ce code d’identification nous permettrait de savoir d’où provient du tabac vendu sur le marché noir », explique M. Thompson. Le timbre d’accise actuellement présent sur le tabac vendu au Canada joue déjà un peu ce rôle. « Il nous aide à savoir si les taxes ont été prélevées, dit François Damphousse. Il pourrait être modifié, afin d’indiquer aussi le marché auquel il est destiné, par exemple. » Les informations consignées dans les registres recouperont partiellement celles contenues dans les marques uniques d’identification. « Si ces informations ne concordent pas, nous saurons qu’il y a un problème », remarque Francis Thompson.

Les parties n’ont pas encore décidé quelle technologie soutiendra ce système de traçabilité. « Trois ou quatre systèmes existent déjà, mais nous aimerions que tous les États adoptent le même », dit Francis Thompson. La plus grande société de tabac au monde, Philip Morris International, possède sa propre technologie, le Codentify. Celle-ci intéresserait d’autres cigarettiers, dont Imperial Tobacco Group et Japan Tobacco International. Pour les groupes prosanté, il est toutefois inacceptable de laisser les cigarettiers jouer un quelconque rôle dans la surveillance du tabac de contrebande. « Le risque qu’ils manipulent les données n’est pas nul », dit Francis Thompson. Le protocole prohibe d’ailleurs ce genre d’initiative. Son article 8.12 stipule clairement que « les obligations auxquelles une Partie est tenue ne sont pas remplies par l’industrie du tabac et ne lui sont pas déléguées. » Si le protocole est adopté, le Codentify ne risque pas de faire long feu…

Le défi du tabac de contrebande autochtone
Au Canada, le marché noir du tabac provient essentiellement de manufacturiers autochtones qui opèrent sans permis ni licence.

Le protocole a beau proposer des changements importants, il ne concerne que les produits licites qui migrent vers des marchés illicites ou vice-versa. Or, au Québec et au Canada, le tabac de contrebande est souvent 100 % illicite : il provient de cigarettiers autochtones qui manufacturent, distribuent et vendent leur tabac sans aucun permis ni licence.

Les registres devraient néanmoins ébranler (un peu) le tabac de contrebande. « Imaginons un fournisseur qui vend des équipements à l’industrie du tabac, illustre François Damphousse : si les ventes qu’il a consignées dans son registre expliquent seulement une partie de son chiffre d’affaires, les autorités pourront plus facilement lui demander d’où provient le reste de ses bénéfices. »

Par ailleurs, deux articles du protocole ouvrent la porte à d’éventuelles solutions au tabac autochtone complètement illégal. L’article 6.5, par exemple, stipule que les parties doivent « déterminer s’il existe des facteurs de production […] indispensables à la fabrication des produits du tabac, identifiables et qui peuvent être soumis à un mécanisme de contrôle efficace [et] […] envisage[r] des mesures appropriées ». Concrètement, le gouvernement pourrait contrôler la vente d’équipements ou d’accessoires indispensables à la fabrication du tabac (par exemple : les filtres de cigarettes), afin d’en réserver l’accès aux manufacturiers munis des licences requises.

L’article 29 du protocole pourrait aussi jouer un rôle. Il stipule que « les Parties s’accordent mutuellement l’entraide […] lors des enquêtes, poursuites et procédures judiciaires [sur le commerce de tabac illicite] ». Cet engagement pourrait nuire au commerce illégal du tabac chez les autochtones puisque les communautés de ces derniers chevauchent souvent le Canada et les États-Unis. Il faudrait toutefois que les États-Unis ratifient la Convention-cadre, de laquelle dépend le protocole.

Ce protocole est donc une bonne nouvelle, malgré ses limites. « Surtout que les chances qu’il soit adopté sont excellentes », estime Francis Thompson. Ne reste plus qu’à le rendre opérant dans les pays en voie de développement. Et à espérer qu’il soit ratifié rapidement par 40 pays, afin d’entrer en vigueur.

Anick Perreault-Labelle