Les « murs de cigarettes » bannis dès la fin mai

Omniprésents à un point tel qu’on ne les voit même plus, les étalages de cigarettes – qui accaparent le mur situé à l’arrière des caisses enregistreuses d’un grand nombre de dépanneurs – sont tout sauf inoffensifs.

Tentations pour les fumeurs qui essaient de se libérer de leur dépendance, achats impulsifs pour d’autres, et surtout, objets promotionnels par excellence auprès des jeunes susceptibles d’expérimenter la cigarette, ils constituent un investissement rentable pour l’industrie du tabac qui leur consacre des millions $ chaque année. Toutefois, leur règne achève puisqu’à compter du 31 mai prochain, ils seront interdits au Québec et en Ontario.

Il ne faut pas croire que c’est par générosité à l’égard de leurs fidèles fournisseurs que les propriétaires de dépanneurs accordent cette place de choix aux cigarettes ; les fabricants leur versent des montants considérables pour en bénéficier. En 2006, la Société canadienne du cancer estimait qu’ensemble, les trois principales compagnies – JTI-Macdonald, Rothmans Benson & Hedges et Imperial Tobacco Canada – avaient consacré environ 107 millions $ aux « murs de cigarettes ». C’est au Québec et en Ontario que les plus grandes portions de cette somme auraient été investies, soit 32,8 et 39,9 millions $.

Le ministre de la Santé, Philippe Couillard, avait lui-même déploré la forte présence de ces étalages en 2005 – lors des audiences de la commission parlementaire qui a mené au renforcement de la Loi sur le tabac – en faisant remarquer aux associations de détaillants l’illogisme qui permettait de trouver plus facilement un paquet de cigarettes qu’un pain ou du lait dans leurs établissements.

Des détaillants pessimistes

Au début décembre, l’Association des détaillants en alimentation du Québec (ADA) déplorait que le ministère de la Santé n’ait pas encore informé les commerçants des exigences auxquelles ils devront se conformer : « Ça fait plusieurs mois qu’on demande des éclaircissements à ce sujet, indiquait son directeur des affaires publiques, Pierre-Alexandre Blouin. Nous aurions aimé prendre part à l’élaboration de ces normes ou au moins savoir à quoi nous en tenir. »

Les directives gouvernementales sont finalement sorties le 17 décembre (voir encadré en page 9), et c’est avec soulagement que l’ADA les a accueillies. Toutefois, elle regrette le manque de transparence du Ministère et le fait que le document final renferme plusieurs zones grises. « À un endroit, il est indiqué qu’un nombre limité de produits pourront être visibles sans que ce nombre ne soit spécifié », illustre M. Blouin.

Le représentant de l’ADA espère que le retrait des étalages se passera mieux qu’en Nouvelle-Écosse, où le manque de précisions aurait permis aux inspecteurs d’interpréter la loi selon leur humeur. Responsable du programme antitabac de cette province, Steve Machat réfute cette allégation et affirme que l’application de cette mesure s’est bien passée : « Entre 90 et 95 % des commerçants se sont conformés à la loi, si bien que sur 1 800 détaillants, seulement 35 ont reçu un avertissement, aucune amende n’ayant été distribuée. »

Jugeant que les propriétaires québécois auront du mal à s’adapter, l’ADA pourrait demander un report parce qu’elle considère que les détaillants ne disposeront pas d’assez de temps pour trouver un fournisseur ou effectuer les changements eux-mêmes tout en gardant leurs commerces opérationnels.

Même son de cloche en Ontario, où le président de la Convenience Stores Association (OCSA), Dave Bryans, souligne que les fonctionnaires ont mis tellement de temps à élaborer les directives qu’il est maintenant trop tard pour que la transition se fasse en douceur.

Convaincu que bannir les étalages ne dissuadera pas le tabagisme juvénile, il affirme que les seules personnes affectées par cette mesure seront les entreprises familiales qui perdront les redevances de 2 500 à 10 000 $ que les cigarettiers leur octroyaient pour exposer leurs produits. En raison de la saturation du marché de la vente au détail en Ontario, il prédit également la fermeture de 30 % des dépanneurs dans les trois années qui suivront son entrée en vigueur.

En dépit de ces perspectives alarmantes, les mesures prochainement implantées au Québec et en Ontario n’ont rien de révolutionnaire puisque la plupart des autres juridictions canadiennes disposent déjà de règlements semblables (voir encadré).

Dans le reste du Canada

Jusqu’à maintenant, 10 des 13 provinces et territoires ont adopté des lois qui bannissent les murs de cigarettes. Devenue la deuxième juridiction au monde à les interdire, la Saskatchewan a ouvert le bal en mars 2002. Toutefois, elle a dû aller jusqu’en Cour suprême pour faire reconnaître la validité de sa loi sur le sujet (voir Info-tabac no 56).

Coordonnatrice en promotion de la santé à Regina, Lynn Greaves n’a eu vent d’aucune fermeture de commerce à la suite de l’interdiction d’exposer les produits du tabac. « Certains détaillants ont remplacé l’espace autrefois réservé aux cigarettes par de la gomme, des bonbons ou des articles de consommation courante, ajoute-t-elle. Toutefois, d’autres ont laissé leurs étalages au même endroit, en les recouvrant simplement d’une porte coulissante. »

Protéger les enfants

Les dépanneurs sont un des types de commerces les plus souvent fréquentés par les jeunes. Cependant, il est difficile de déterminer quelle part de leur clientèle les mineurs représentent, puisque les associations de détaillants contactées prétendent ne disposer d’aucune donnée sur le sujet.

Selon la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, si les commerçants ont vraiment à cœur le bien-être des enfants, ils vont se conformer aux nouvelles exigences. « Pourquoi les compagnies de tabac auraient-elles investi des millions $ en étalages s’ils ne servaient à rien ? », se demande sa directrice de campagne, Heidi Rathjen. Les murs de cigarettes et les présentoirs de comptoirs contribuent à banaliser les produits du tabac, signale-t-elle, en indiquant que des études australiennes et américaines ont révélé qu’ils amènent les jeunes à adopter une image positive du tabac et éventuellement à commencer à fumer.

Provinces et territoires qui ont banni les étalages

2002 : Saskatchewan (11 mars)

2004 : Manitoba (1er janvier) et Nunavut (1er février)

2005 : Jugement de la Cour suprême validant la loi de la Saskatchewan (19 janvier)

2006 : Île-du-Prince-Édouard (1er juin)

2007 : Territoires-du-Nord-Ouest (21 janvier) et Nouvelle-Écosse (31 mars)

2008 : Colombie-Britannique (31 mars), Québec et Ontario (31 mai), Alberta (1er juillet)

Les directives québécoises

Disponibles sur Internet (www.msss.gouv.qc.ca) depuis le 17 décembre, les directives du Ministère ont été postées aux 7 100 détaillants de tabac inscrits au Registraire des entreprises au début janvier. Elles leur suggèrent notamment de ranger les cigarettes en dessous ou au-dessus du comptoir caisse. De plus :

  • Les produits ne peuvent être vus par la clientèle sauf au moment où un préposé effectue une vente;
  • Un nombre limité de produits peuvent être visibles au moment de la vente;
  • Les produits visibles au moment de la vente doivent être rangés de manière à ne produire aucun effet promotionnel;
  • Dans le cas d’armoires situées à l’arrière du comptoir, le préposé doit refermer le panneau immédiatement après chaque vente;
  • Il est possible d’inscrire les noms des marques sur ces armoires à condition qu’ils ne soient pas lisibles par les clients;
  • Les rideaux, stores, cloisons amovibles ou autres dispositifs permettant aux clients de voir tous les produits disponibles sont interdits.

Les qualifiant de « raisonnables » et de « flexibles », la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a accueilli favorablement ces règles en indiquant qu’il n’y a aucune raison de penser que les détaillants ne pourront pas facilement les appliquer.

Le fédéral après les provinces

En décembre 2006, Santé Canada lançait une vaste consultation sur un projet de règlement visant à interdire l’étalage des cigarettes et la promotion dans l’ensemble des quelque 60 000 points de vente du pays. Alors qu’on ignore encore à quel moment ledit règlement pourrait entrer en vigueur, les conclusions de la consultation devraient être dévoilées au début de l’année 2008.

Josée Hamelin