Un produit mortel vendu facilement, presque partout
Avril 2012 - No 91
Limiter l’accès aux cigarettes
Au Canada, les cigarettes sont vendues dans les dépanneurs et les stations-service, à quelques pas seulement de votre lieu de travail, de l’école de votre enfant ou de votre foyer. Les produits du tabac peuvent être achetés à toute heure du jour ou de la nuit dans la plupart des collectivités.
Même si d’importants progrès ont été réalisés dans les domaines de la commercialisation et de la vente au détail des produits du tabac, notamment avec l’interdiction de leur vente aux mineurs et la réglementation limitant l’étalage et la promotion de ces produits, les groupes de lutte antitabac au pays et dans le monde croient qu’une restructuration de l’environnement de détail est nécessaire pour réduire davantage la consommation de tabac.
Selon un rapport d’analyse politique publié par Melodie Tilson de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF) et intitulé Reducing the Availability of Tobacco Products at Retail (limiter l’accès aux produits du tabac au détail), de nombreux arguments plaident en faveur de la limitation de l’accès aux produits du tabac au détail.
Le premier est que la facilité d’accès accroît la consommation. La loi de l’offre et de la demande veut qu’un vaste accès aux produits du tabac hausse la consommation, et que la concurrence fasse baisser les prix. La facilité d’accès réduit le coût total de consommation (le prix auquel il faut ajouter d’autres facteurs comme les frais de transport et le temps).
Les achats impulsifs sont un problème lorsque ces produits sont aisément accessibles, surtout pour les fumeurs débutants ou occasionnels, et ceux qui essaient d’arrêter de fumer. Les anciens fumeurs, quant à eux, sont constamment confrontés à la tentation, car ces produits sont offerts dans les magasins où ils achètent leurs articles d’usage quotidien.
Le deuxième argument est que l’omniprésence de détaillants normalise les produits du tabac et leur consommation. Les cigarettes et les autres produits du tabac placés à côté des biens de consommation comme les bonbons, la gomme à mâcher et les journaux donnent, par association, une apparence de normalité à ce produit nocif, et entretiennent chez les jeunes la perception que tout le monde fume.
Le troisième argument est que la vaste disponibilité des produits du tabac neutralise l’effet des mises en garde. Ainsi, l’écart important que nous pouvons observer entre les mises en garde et avertissements des groupes de promotion de la santé et les repères contextuels aux points de vente suggère que le tabac est relativement inoffensif.
Et enfin, une diminution du nombre de points de vente renforcerait les efforts d’application de la loi. D’après une étude publiée par Jason et coll. dans le Journal of Applied Behaviour Analysis et intitulée Reducing illegal cigarettes sales to minors (réduire la vente illégale de cigarettes aux mineurs), il est évident qu’un nombre restreint de points de vente permettrait aux autorités d’exercer une meilleure surveillance de l’application des lois régissant la promotion et la vente de ces produits. Moins il y aura de points de vente, plus les ressources seront concentrées.
Nombre de détaillants de tabac visés
Dans son rapport présenté à la 7e Conférence nationale sur le tabagisme ou la santé, à Toronto en novembre 2011, Mme Tilson fait état de 14 500 détaillants de tabac en Ontario et de 18 420 établissements et points de vente hors établissement détenant un permis de vente d’alcool. D’après ses calculs, il y a un détaillant de tabac pour 114 fumeurs dans la province, comparativement à un point de vente de boissons alcoolisées pour 460 consommateurs de ces produits. « En d’autres mots, avec quatre fois plus de points de vente de cigarettes par consommateur que de produits alcoolisés, l’accès aux produits du tabac est beaucoup plus vaste. Pourtant, les maladies associées au tabagisme causent chaque année au Canada quatre fois plus de décès que celles associées à l’alcool, et comptent pour 75 % de jours d’hospitalisation de plus et 30 % de coûts directs de soins de santé de plus. »
Le Québec fait figure d’exemple
Il y a près de 18 000 détaillants autorisés de produits du tabac en Ontario, comparativement à seulement 7500 au Québec. À certains égards, le Québec est un fer de lance dans l’élaboration des politiques, avec une méthode d’inscription et des mesures réglementaires simples basées sur une mise en place concomitante, comme ce fut le cas avec les pharmacies du Québec. Selon les statistiques publiées par le ministère de la Santé du Québec, le nombre de points de vente est passé de 19 500 en 2003 à 7500 en 2008, après l’interdiction de l’usage de tabac dans les restaurants et dans les bars, des machines distributrices, ainsi celle de la vente des produits du tabac imposée aux points de vente mobiles, y compris les cantines mobiles et les commerçants opérant en vertu d’un statut de droit acquis, et aux salons de cigares et aux cafés à shisha.
Réduire le nombre et la densité de détaillants de produits du tabac : options stratégiques
La directrice des politiques de l’ADNF explore dans son rapport trois options stratégiques visant à réduire l’accès aux produits du tabac au détail.
À son avis, l’inclusion dans les dispositions des permis provinciaux, territoriaux et municipaux de restrictions et de conditions visant à réduire graduellement le nombre et la densité de détaillants contribuerait à restreindre l’accès aux produits du tabac.
Au Canada, 11 provinces et territoires requièrent une forme de permis de vente au détail, mais seuls le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse imposent des frais, « et les conditions sont concrètes seulement dans le cas de la Nouvelle-Écosse ». En Ontario et en Alberta, plusieurs municipalités ont adopté une réglementation sur l’octroi de licences, et notamment la communauté de Saint-Albert en Alberta qui impose les droits de licence les plus élevés au pays, soit 550 $ par année. Soulignons que dans la plupart des cas, la demande de permis de tabac est une procédure assez simple.
Voyons à titre comparatif une demande de permis d’alcool. En Ontario, toute personne qui a l’intention de vendre de l’alcool doit soumettre à un organisme officiel une demande de permis de vente de boissons alcoolisées. La demande comporte un formulaire de six pages, des documents justificatifs et des frais de 1 055 $; le délai de traitement peut aller jusqu’à huit semaines.
Le rapport de l’ADNF décrit plusieurs façons de recourir au processus d’octroi des permis pour réduire le nombre et la densité de détaillants de tabac dans les quartiers et zones désignés : procéder par attrition, interdire les nouveaux permis ou plafonner leur nombre dans les nouveaux quartiers résidentiels, ne pas renouveler les permis des détaillants qui enfreignent les lois sur le tabac, ne pas octroyer de permis à une catégorie de commerces où les violations sont plus fréquentes qu’ailleurs ou leur interdire la vente de ces produits, organiser un tirage pour un nombre restreint de permis, et vendre aux enchères les permis disponibles.
Le zonage serait une autre option : limiter le nombre de détaillants par zone; octroyer de nouveaux permis dans certaines zones seulement, comme les zones industrielles légères, et interdire la présence de détaillants de tabac à une certaine distance des écoles.
En utilisant les outils de cartographie des systèmes d’information géographique, la ville de Hamilton a déterminé que la concentration de détaillants de tabac était beaucoup plus forte dans les quartiers à statut socio-économique faible et qu’elle était plus forte près des écoles. En fait, seulement deux écoles dans toute la ville étaient situées à plus d’un kilomètre de distance d’un détaillant de tabac. Les règlements de zonage permettraient d’éviter un tel déséquilibre.
La dernière option serait la création d’établissements désignés, sur le modèle des établissements de vente de produits alcoolisés en Ontario. Des points de vente contrôlés priveraient les fabricants de tabac de leur mainmise sur un aspect important de la commercialisation de ces produits. En sa qualité de propriétaire, le gouvernement aurait un intérêt tout particulier à ne pas promouvoir la consommation du tabac et mettrait fin aux campagnes de lobbying menées par plus de 30 000 points de vente qui sapent les efforts de la lutte antitabac. Les points de vente contrôlés pourraient être des centres de ressources pour l’abandon du tabagisme. La diminution du nombre de points de vente réduirait l’accès aux produits du tabac et leur consommation en haussant les coûts en termes de temps, d’efforts et d’argent.
Recommandations
« En raison de l’ampleur du fardeau imposé par les produits du tabac aux personnes, aux familles et à la société, la question n’est pas de savoir si l’accès aux produits du tabac peut être restreint par une réglementation des ventes au détail, mais de savoir plutôt pourquoi ce n’est pas déjà fait », écrit Melodie Tilson dans son rapport.
Elle propose huit recommandations pour obtenir les meilleurs résultats. Toutes les provinces devraient élargir les catégories de commerces visés par l’interdiction de vendre des produits du tabac, notamment les centres récréatifs de plein air; maintenir une base de données précise sur les détaillants et la partager avec tous les paliers de gouvernement et les organismes chargés de l’application de la loi; exiger que les grossistes et détaillants détiennent un permis; imposer des exigences minimales à la délivrance de permis en raison du caractère dépendogène et mortel de la consommation de tabac pour empêcher les enfants de l’essayer et de l’utiliser; plafonner le nombre de permis de vente au détail afin de le réduire sur une période de cinq ans.
Les administrations municipales devraient conserver le droit d’imposer des règlements plus stricts et élaborer un plan pour leur ville. À court terme, les ministères de la Santé et les groupes de promotion et de défense de la santé municipaux et provinciaux doivent travailler avec les municipalités et procéder à des essais pilotes de restructuration de l’environnement de vente des produits du tabac. Et finalement, une analyse en profondeur des conséquences de la limitation des ventes aux points de vente désignés doit être menée.
Joey Strizzi