Pourquoi y a-t-il plus de fumeurs chez les pauvres?

Le Québec compte proportionnellement presque deux fois plus de fumeurs pauvres que de fumeurs riches. Si personne ne remet ce phénomène en cause, les experts se l’expliquent mal.

Aujourd’hui, toute personne sait que le tabac nuit à la santé, qu’elle soit riche ou pauvre. Pourtant, les personnes défavorisées fument davantage que les gens nantis, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou au Canada. L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) l’a encore confirmé dans une étude récente : 19 % des Québécois fortunés fument contre 32 % des Québécois moins à l’aise. Pareillement, 16 % des adolescents vivant dans une famille nantie sont exposés quasi quotidiennement à la fumée secondaire dans leur maison. C’est le cas de 33 % de leurs pairs issus de familles moins riches.

Bref, dans l’ensemble des pays développés, les ménages les plus pauvres dépensent de plus grosses sommes pour fumer! Pour expliquer ces inégalités sociales de santé et essayer de leur trouver un début de solution, il faut se tourner vers l’histoire, la sociologie et la psychologie.

Un phénomène qui date des années 1970

Dans les années 1950, à peu près tout le monde fumait, autant les riches que les pauvres. « Par contre, les personnes favorisées ont été plus nombreuses que les personnes défavorisées à écraser ou à ne pas s’initier au tabac lorsque ses dangers pour la santé ont été mieux connus, dans les années 1970, raconte Katherine Frohlich, professeure de médecine sociale et préventive à l’Université de Montréal. on ne sait pas exactement pourquoi, mais les personnes socialement défavorisées sont moins capables d’utiliser l’information disponible dans le domaine de la santé pour changer leurs comportements. »

En effet, les fumeurs à l’aise financièrement sont plus susceptibles de vouloir écraser ou d’essayer de le faire, démontre une étude de Jessica Reid et son équipe parue en 2010 dans tobacco & Nicotine Research.

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La pauvreté : un milieu propice au tabagisme

Ce n’est pas seulement une question de volonté puisque la dépendance au tabac relève de facteurs qui dépassent l’individu. En effet, le milieu joue un rôle important dans le phénomène, montre la recherche de l’INSPQ. « L’indice de défavorisation sociale et matérielle de l’endroit où l’on habite influence la probabilité qu’on fume, en plus des facteurs individuels, comme notre sexe, notre âge, notre revenu ou notre scolarité », explique Benoit Lasnier, co-auteur de l’étude. Cet indice de défavorisation prend en compte une dizaine de caractéristiques : le revenu moyen, le nombre d’emplois par habitant, la proportion de résidants sans diplôme d’études secondaires et la proportion de personnes séparées, divorcées, veuves monoparentales ou vivant seules. En clair, une personne favorisée a plus de chances de fumer si elle habite dans un quartier… défavorisé!

Les chercheurs ne savent pas exactement comment l’environnement influence le tabagisme. Mais ils croient que les normes sociales pèsent lourd dans la balance. En résumé : une personne risque davantage de se laisser tenter par le tabac quand beaucoup de gens fument autour d’elle, puisque cela est considéré comme normal et fait moins l’objet de désapprobation.

Les conditions de vie des pauvres seraient également peu propices à la cessation. « On a d’autres priorités que l’arrêt tabagique quand on se demande comment on arrivera à payer son loyer ou à nourrir ses enfants », explique Caroline Cejka, répondante régionale du Programme québécois d’abandon du tabagisme à la Direction de santé publique de Montréal. « On est plus attentif au message sur notre santé quand on est bien nourri, bien logé et qu’on vit sans inquiétudes majeures », renchérit Katherine Frohlich.

Des aides à la cessation qui joignent tout le monde

Alors, comment faire face à ces inégalités, même si leurs causes exactes restent incomprises? Les solutions ne sont pas évidentes. Katherine Frohlich suggère d’améliorer les conditions de vie des personnes défavorisées. Mais cela ne relève pas réellement de la lutte contre le tabac. Sans compter que les effets d’une telle initiative ne se feront ressentir qu’à très long terme.

Quant aux mesures classiques de lutte contre le tabagisme, elles rejoignent – en théorie – l’ensemble de la population, incluant les plus défavorisés. Les campagnes de sensibilisation, par exemple, semblent atteindre une bonne part des fumeurs : selon l’INSPQ, la proportion de Québécois accros au tabac a diminué d’environ 5 % entre 2000 et 2008 et ce, autant chez les plus pauvres que chez les plus riches.

La région de Montréal ferait encore mieux : proportionnellement plus de fumeurs à faible revenu que de fumeurs fortunés ont écrasé entre 1987 et 2008, indique l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal.

À l’international, les chercheurs recommandent de rendre gratuites les aides à la cessation. Mais cela est déjà le cas ici : la ligne j’Arrête et le site Web j’Arrête, le service de messagerie texte SMAT et les centres d’abandon du tabagisme sont offerts sans frais tandis que les thérapies de remplacement de la nicotine sont remboursées par la Régie de l’assurance maladie du Québec. Enfin, les hausses des taxes sur le tabac affectent tous les fumeurs, mais particulièrement les personnes défavorisées. Cette mesure est donc une excellente façon de diminuer à la fois les taux de tabagisme et les inégalités sociales de santé.

D’autres solutions

Il serait cependant possible de diminuer davantage les taux de tabagisme des communautés démunies en faisant passer le message antitabac par des leaders ou des organismes qu’elles connaissent et respectent, écrit l’organisme américain Legacy dans tobacco control in Low SES Populations (2010). Legacy a d’ailleurs testé cette approche lors d’un projet-pilote mené avec des femmes autochtones enceintes. Des infirmières, formées par Legacy sur la cessation tabagique, visitaient déjà régulièrement ces femmes dans le cadre de leur grossesse. Ces visites fréquentes avaient installé un climat de confiance et… le message contre le tabac est passé. En deux ans, au final, le taux de tabagisme a chuté de 55 % à 39 % parmi ces futures mamans. Une piste à explorer

Régions : pas toutes égales face au tabac

Dix-neuf pour cent des Québécoises de plus de 25 ans sont accros au tabac. Au nord de Lanaudière, c’est 41 %. « Une partie de cette différence tient à l’isolement et la pauvreté du nord de la région », dit Sébastien Courchesne-O’Neill. L’agent de planification, de programmation et de recherche à la Direction de santé publique de Lanaudière mène présentement une recherche sur cette question. « Mais d’autres facteurs entrent sûrement en jeu, dont le fait que le nord de Lanaudière a longtemps produit du tabac », dit-il.

En fait, les régions moins nanties comptent souvent plus de fumeurs que leurs contreparties plus riches, mais la corrélation n’est pas parfaite. Par exemple, le Bas-Saint-Laurent compte 22 % de fumeurs alors qu’il s’agit de l’une des régions les plus pauvres, alors que la Côte-Nord, qui est l’une des plus riches, en compte 28 %! Bref, « le taux de tabagisme des régions dépend de facteurs économiques, sociologiques, psychologiques et anthropologiques et varient probablement d’une région à l’autre », dit Benoit Lasnier.

Anick Labelle