Les étapes de changement et l’industrie du tabac

« Arrêter de fumer est la chose la plus facile que j’aie jamais eu à faire, aurait dit le célèbre écrivain américain Mark Twain. Je sais bien de quoi je parle, puisque je l’ai fait des milliers de fois. »

La farce est déprimante, mais résume bien la perception que peuvent avoir bien des fumeurs découragés. Beaucoup ont l’impression d’être pris dans un cycle infernal, fait de tentatives d’arrêt, de rechutes, de périodes de découragement et de nouvelles tentatives.

Ce cycle apparemment sans fin ne se limite pas au tabac, ni même aux dépendances; on le retrouve également chez les habitués des cures d’amaigrissement de même que chez les gens sédentaires qui tentent, à une ou deux reprises par année, d’intégrer un peu d’activité physique à leur vie.

Pourtant, on sait que les changements de comportement sont possibles et que la multiplication des tentatives de changement accroît les chances d’y parvenir. Ce processus n’a rien d’aléatoire; la personne désirant transformer un comportement jugé indésirable doit franchir plusieurs étapes.

Depuis le début des années 1980, on utilise de plus en plus le modèle du psychologue James Prochaska (Université du Rhode-Island) pour analyser l’apprentissage menant à un arrêt définitif. Prochaska définit cinq étapes dans la cessation :

  • La pré-réflexion (le fumeur qui ne veut rien savoir);
  • La réflexion (le fumeur pense sérieusement à arrêter de fumer, mais sans forcément avoir fixé de date);
  • La préparation (le fumeur entend cesser de fumer au cours du prochain mois);
  • L’action (le fumeur jette effectivement ses cigarettes et affronte la période de sevrage physique et psychologique);
  • Le suivi/le maintien (l’ex-fumeur doit apprendre à éviter les rechutes, même lorsque la cigarette semble déjà bannie définitivement de sa vie).

Il ne faut bien sûr pas s’attendre à une progression linéaire : bien des fumeurs feront des rechutes, même lors d’une tentative soigneusement préparée, et d’autres resteront à l’étape de la réflexion pendant plusieurs années.

Cependant, le modèle permet de mieux cibler les interventions auprès des fumeurs; un dépliant expliquant en détail comment éviter les rechutes ne sert à rien quand on s’adresse aux fumeurs en pré-réflexion, qui bénéficieront probablement plus d’informations générales, par exemple par rapport aux méthodes utilisées par les cigarettiers pour accroître la dépendance.

D’ailleurs, l’industrie du tabac a bien assimilé l’importance de segmenter son marché en fonction du degré d’inquiétude et de dégoût de ses clients, comme en témoigne le rapport, daté de 1986, du célèbre Project Viking d’Imperial Tobacco. « L’essentiel ici est l’art de rassurer les fumeurs, de les garder sous notre emprise le plus longtemps possible », expliquent les rédacteurs du rapport, que le cigarettier a dû divulguer lors de sa contestation de l’ancienne Loi réglementant les produits du tabac.

Les experts en marketing ont divisé les fumeurs en cinq catégories, qui ne sont pas sans rappeler les étapes de changement décrites par Prochaska :

  • Les « Laissez-moi tranquille »;
  • Les « fumeurs préoccupés par la maladie »;
  • Les fumeurs qui « voudraient vraiment arrêter de fumer »;
  • Les fumeurs qui « n’ont plus de plaisir à fumer ou qui fument moins qu’auparavant »;
  • Les « acculés au pied du mur », définis comme « des gens inquiets alors qu’ils sont sur le point d’arrêter de fumer ».

À propos des « acculés », le rapport les qualifie du groupe « le plus important à examiner… La mesure dans laquelle on peut les rassurer et les satisfaire joue un rôle majeur dans la prolongation d’une industrie du tabac viable ». (Traduction tirée de La Guerre du tabac, de Rob Cunningham.)

L’existence d’une industrie bien structurée, qui ne lésine pas sur les moyens publicitaires pour ralentir les changements de comportement, distingue le tabagisme de la plupart des autres dépendances : les narco-cartels de Colombie ont beau être riches, ils ne commanditent pas encore d’équipe de course automobile!

Francis Thompson