La vente du tabac en pharmacie est déjà illégale au Québec
Juillet-Août 1998 - No 20
Les longs débats en commission parlementaire sur l’opportunité d’interdire la vente de cigarettes en pharmacie sont finalement sans objet : ce commerce est déjà interdit en vertu d’amendements apportés au Code des professions en 1994, a statué le Tribunal des professions dans un jugement rendu le 19 juin.
Le Tribunal a ainsi donné tort au pharmacien propriétaire Jean Coutu, accusé d’avoir exercé un commerce incompatible avec l’exercice de sa profession du fait que deux enquêteurs avaient pu se procurer des cigarettes dans un magasin de la chaîne Jean Coutu à Montréal. Il s’agissait en l’occurrence de la pharmacie située au 501 est, av. Mont-Royal, qui appartient, par personnes morales interposées, à 99,5 % à M. Coutu lui-même.
Suite à une plainte déposée par l’épidémiologiste Richard Phaneuf en 1995, le Comité de discipline de l’Ordre s’est penché sur la légalité des activités de M. Coutu. Dans une décision rendue en octobre 1996, ce Comité a coupé la poire en deux : la vente du tabac est incompatible avec la profession de pharmacien et contrevient ainsi au Code des professions, confirmait-il, mais M. Coutu n’était pas coupable parce que le commerce du tabac était le fait d’une personne morale, la compagnie 2812-1415 Québec inc., et non de M. Coutu lui-même.
Bien que cette personne morale fût contrôlée par le célèbre pharmacien, il n’y avait pas lieu de percer le « voile corporatif », puisque l’incorporation de 2812-1415 Québec inc. n’avait pas pour but de masquer une fraude, un abus de droit, ou une contravention au Code des professions, a tranché le Comité de discipline. (Voir « Jean Coutu tient tête à l’Ordre des pharmaciens… ».)
Ce raisonnement quelque peu tortueux a été rejeté par les trois juges du Tribunal des professions, qui ont décidé qu’il n’était nul besoin de se pencher sur la délicate question du voile corporatif pour déclarer l’intimé coupable. « Si le pharmacien n’a pas le droit de vendre des produits de tabac, puisqu’il s’agit d’un commerce incompatible, il ne peut faire exercer ce commerce incompatible par la personne morale qu’il contrôle et qui est son alter ego, écrivent les juges. Il ne peut faire indirectement ce que la loi lui défend de faire directement. »
Les juges ont rejeté un autre argument de l’intimé, qui se fondait sur le comportement de ses pairs pour justifier sa décision de vendre du tabac. Puisqu’un pourcentage élevé de pharmacies commerciales québécoises (estimé à 50 %) en vend, il n’y aurait pas de consensus à ce sujet au sein de la profession et il ne pourrait donc pas s’agir d’un commerce incompatible au sens de la loi, avait prétendu M. Coutu.
La loi du nombre ne s’applique pas, a tranché le Tribunal. « Les dispositions (du Code des professions) concernant un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de la profession mettent en cause la rectitude morale du professionnel, suivant les principes généralement acceptés des professionnels compétents et de bonne réputation. Dans le cas de commerce incompatible, il s’agit d’une norme rationnelle suivant laquelle le Comité de discipline, majoritairement composé de pairs, doit décider de l’incompatibilité suivant la preuve. »
Rappelons que la grande majorité des pharmaciens québécois ne possèdent pas leur propre pharmacie et ne profitent donc pas du commerce du tabac. C’est d’ailleurs ce fait qui explique pourquoi l’Association des bannières et des chaînes de pharmacie du Québec et l’Ordre des pharmaciens prennent des positions opposées sur cette question. Au sein de l’Ordre, comme le constatent par ailleurs les juges, le consensus antitabac est très clair.
Avec ce jugement, le Tribunal des professions vient en quelque sorte confirmer que le statut de pharmacien l’emporte sur le statut de commerçant, même dans le cas d’un entrepreneur comme M. Coutu.
Le bras de fer se poursuit
Suite au jugement, la présidente de l’Ordre, JanineMatte, a rapidement envoyé un communiqué à ses membres pour les aviser qu’il fallait cesser immédiatement toute vente de produits du tabac afin d’éviter l’illégalité. Elle a aussi fait remarquer que le syndic de l’Ordre aura l’obligation de faire enquête si jamais une plainte à ce sujet est déposée à leur endroit par un citoyen.
Richard Mayrand, vice-président aux affaires professionnels du Groupe Jean Coutu, a tout de suite riposté : il y aura appel du jugement. À la télévision, M. Mayrand a invoqué la toute nouvelle Loi sur le tabac pour condamner le geste de Mme Matte : même le ministre de la Santé reconnaît que les pharmacies ont besoin d’un délai de deux ans avant de cesser la vente des cigarettes, a-t-il déclaré.
Pourtant, la prise de position de l’Ordre des pharmaciens ne date pas d’hier. Dès 1984, il recommandait à ses membres de cesser le commerce du tabac sur une base volontaire; en 1991, le Bureau de l’Ordre a proposé des modifications au code de déontologie des pharmaciens rendant cette mesure obligatoire. Mais faute d’un décret gouvernemental acceptant la modification, cette interdiction n’a jamais été mise en vigueur.
Francis Thompson