La FTE : un cocktail fort peu recommandable

L’exposition des non-fumeurs à la fumée de tabac dans l’environnement (FTE) constitue en quelque sorte une expérience incontrôlée à grande échelle : comment réagit l’organisme humain, lorsqu’il est exposé involontairement, pendant de longues années, à des quantités variables (et difficilement mesurables) d’un cocktail de plus de 4 000 produits chimiques?

Pour une petite minorité de la population, surtout mais pas exclusivement des asthmatiques, la réaction est quasi immédiate et fort désagréable. Si l’on interdit depuis quelques semaines de fumer au Palais de justice à Hull, par exemple, c’est en grande partie à cause des malaises subis par une asthmatique, Ginette Langevin, qui a dû comparaître comme témoin en septembre passé.

Mme Langevin dit que ce n’est qu’en utilisant à répétition sa pompe qu’elle a réussi à éviter une crise majeure provoquée par l’exposition à la FTE dans le hall d’entrée et les salles d’attente enfumés.

« Deux mois de malaises ont suivi le 11 septembre : capacité de respirer réduite, médicaments à acheter, absence du travail, fatigue, toux, sinusite après sinusite, maux de gorge, bronchite, etc., écrit Mme Langevin. J’ai finalement dû consulter un spécialiste des maladies respiratoires, qui m’a prescrit un traitement particulièrement agressif pour venir à bout de mes malaises et me permettre de reprendre le contrôle de mon asthme. Au même spécialiste, j’ai demandé s’il était possible que cette malheureuse journée ait pu me faire perdre le contrôle de mon asthme et entraîner ces problèmes de santé. Il m’a dit que oui et m’a offert de donner son avis par écrit en ce sens. »

Suite à une plainte de Mme Langevin, la Direction de la santé publique de l’Outaouais a demandé aux responsables du Palais de justice d’instaurer une interdiction de fumer partout dans l’édifice. Une telle interdiction devait entrer en vigueur le 1er février, mais a été reportée. Combien d’asthmatiques qui ont eu des expériences semblables n’ont pas osé se plaindre?

Pour la majorité des non-fumeurs, les effets de santé de la FTE se manifestent bien sûr de manière beaucoup moins dramatique. À court terme, on constate surtout des symptômes irritatifs : rhinites, toux, maux de tête, irritation des yeux.

Des milliers de morts?

Pour les experts qui ne sont pas à la solde de l’industrie du tabac, il semble de plus en plus clair que les effets à long terme de l’exposition à la FTE constituent un problème majeur de santé publique.

L’étendue des dégâts est encore difficile à calculer. Un tout nouveau rapport de l’Agence californienne de protection environnementale (Cal/EPA) évalue le nombre total de décès chez les non-fumeurs californiens imputables à la FTE à entre 4 700 et 7 900 par année.

Québec
Effets sur le développement
Poids réduit à la naissance 1 200-2 200 cas 280-500 cas
Syndrome de la mort subite du nourrisson 120 décès 28 décès
Effets sur le système respiratoire chez les enfants
Otite moyenne 78 600-188 700 visites chez le médecin 17 700-43 000 visites chez le médecin
Asthme 960-3 120 nouveaux cas 220-720 nouveaux cas
Exacerbation de l’asthme 48 000-120 000 enfants 11 000-28 000 enfants
Bronchite ou pneumonie chez les nourrissons et les jeunes enfants (18 mois et moins) 18 000-36 000 cas900-1 800 hospitalisations16-25 décès 4 100-8 300 cas210-410 hospitalisations4-6 décès
Cancer
Poumon 360 décès 83 décès
Effets cardiovasculaires
Maladie coronaire ischémique 4 200-7 440 décès 970-1 700 décès
Nombre total de décès 4 696-7 945 1 100-1 800
ESTIMATIONS DE LA MORBIDITÉ ET LA MORTALITÉ CHEZ LES NON-FUMEURS ASSOCIÉES À L’EXPOSITION À LA FTE, SUR UNE BASE ANNUELLE (adaptation de chiffres de la California Environmental Protection Agency, février 1997.)

Les chiffres pour le Québec ont été calculés au pro rata de la population (23 p. 100 de la population californienne). Il faudrait les corriger à la hausse pour tenir compte des trois facteurs suivants:

  • le pourcentage de fumeurs au Québec est à peu près le double du pourcentage en Californie, où seulement 16,7 p. 100 des adultes disaient fumer en 1995
  • la Californie a une bonne longueur d’avance sur nous en ce qui concerne les mesures de protection des non-fumeurs (milieux de travail et lieux publics sans fumée, etc.)
  • les Québécois passent plus de temps à l’intérieur, à cause de notre climat nordique.

Transposée au Québec, au pro rata de la population, cette évaluation des risques signifierait qu’il y a entre 1 100 et 1 800 décès par année chez les non-fumeurs québécois provoqués par la cigarette. Il y aurait donc plus de victimes de la FTE chez les non-fumeurs québécois que de décès attribuables aux accidents de la route! Et ce même sans tenir compte du pourcentage beaucoup plus élevé de fumeurs au Québec qu’en Californie.

Il ne fait plus aucun doute que la FTE provoque le cancer du poumon chez un certain nombre de non-fumeurs. Pour le Québec, si on transpose les estimations californiennes au pro rata de la population, on arrive à un chiffre de 83 décès par année. Cela peut paraître petit, mais c’est comparable au nombre de victimes des incendies.

Mais en termes de mortalité, l’impact de la FTE est probablement beaucoup plus important dans le domaine des maladies cardiovasculaires. Il faut bien avouer que les estimations à ce propos n’ont rien de définitif, pour une foule de raisons d’ordre technique et méthodologique.

En effet, il y a de multiples facteurs qui influent sur les risques de mourir d’une maladie cardiovasculaire – l’exercice, les habitudes alimentaires, la consommation d’alcool, le patrimoine génétique, le statut socio-économique, l’hypertension et ainsi de suite. Lorsqu’on constate une association statistique entre l’exposition à la FTE et les risques d’avoir un infarctus, il faut donc vérifier, par exemple, si les non-fumeurs qui habitent avec des fumeurs sont plus portés à fréquenter les bars que les non-fumeurs qui sont entourés d’autres non-fumeurs.

De plus, il est difficile, voire même impossible, de mesurer de façon précise l’exposition à la fumée de tabac d’un grand échantillon de non-fumeurs. Pour déterminer s’il y a oui ou non une exposition appréciable, plusieurs chercheurs se contentent de demander aux non-fumeurs si leur conjoint fume. Malheureusement, les concentrations de FTE sont souvent plus élevées dans les édifices à bureaux modernes où il est permis de fumer que dans les résidences privées où il y a un fumeur.

Dans d’autres études, on demande aux non-fumeurs d’évaluer le nombre d’heures par semaine d’exposition à la FTE, que ce soit à la maison, au travail ou dans des lieux publics. Des prélèvements de sang, de salive ou d’urine permettent de constater que même ceux qui pensent ne pas être exposés à la FTE ont bien des métabolites de la nicotine dans le corps.

Malgré toutes ces difficultés techniques, constate la Cal/EPA, la grande majorité des études scientifiques réalisées depuis 1984 indiquent que l’exposition à la fumée ambiante est un facteur de risques pour la mortalité due aux maladies cardiovasculaires chez les non-fumeurs.

D’après la Cal/EPA, l’ensemble des preuves scientifiques actuellement disponible indique que les non-fumeurs exposés à la FTE ont 30 p. 100 de chances de plus que ceux qui ne sont pas exposés de mourir de maladies cardiovasculaires.

L’urgence d’agir

Pour l’industrie du tabac, la FTE est à la fois un sérieux problème de relations publiques et une occasion rêvée de marquer des points contre les organismes de santé.

En effet, lorsque la population sera convaincue que l’exposition à la FTE est un risque sérieux pour la santé des non-fumeurs, l’industrie sera vraiment repoussée dans ses derniers retranchements. À la limite – surtout si on minimise la dépendance à la nicotine – on peut prétendre que les fumeurs choisissent librement de s’empoisonner au tabac. Par contre, il est très difficile de faire accroire que les non-fumeurs assument librement les risques de santé associés à la FTE.

D’un autre côté, les effets de santé de la FTE constituent une question scientifique fort complexe. L’industrie a donc tout intérêt à entretenir la confusion générale sur la question, comme elle l’a fait pendant bien des années à propos du tabagisme actif.

En 1986, un rapport rédigé pour le compte d’Imperial Tobacco soulignait l’importance d’interventions vigoureuses sur la question de la FTE :

« De toutes les questions de santé liées à l’usage du tabac, il s’agit de celle pour laquelle l’industrie a le plus de chances de sortir indemne, sous prétexte que les preuves produites par les groupes antitabac ne tiennent pas… il est hautement souhaitable de diriger l’orientation du débat. Une discussion générale sur l’usage du tabac et la santé ne pourrait que mener à une série d’attaques dans des domaines où l’industrie du tabac aurait bien de la difficulté à répliquer. Il faut plutôt passer à l’attaque.

« Le tabagisme passif est d’une grande importance pour les fumeurs à préoccupations sociales. Une offensive menée contre la crédibilité des preuves présentées jusqu’à présent pourrait bien ébranler leur attitude sur le plan rationnel. Par la même occasion, le flou s’installerait, déteignant sur les autres questions non abordées, et risquerait d’offrir réconfort et renforcement au groupe préoccupé par la santé mais plus dépendant sur le plan affectif. »

Il est important de ne pas tomber dans ce piège de l’industrie, par exemple en passant sous silence les obstacles pratiques au calcul précis des risques de maladies cardiovasculaires. Toutefois, lorsqu’il est question d’une menace majeure possible pour la santé publique, on ne nous pardonnera pas d’avoir attendu plusieurs années de plus pour savoir si la FTE tue 200, 1 000 ou 3 000 Québécois par année avant de prendre les mesures qui s’imposent : la réglementation de l’usage du tabac dans les milieux de travail et les lieux publics.

Francis Thompson