Infiltration : lorsque l’argent du tabac achète la science

Une entente à l’amiable conclue en 1998 entre 48 États américains et les géants de l’industrie du tabac a permis l’accès public aux archives de ces derniers. Le monde entier peut maintenant fouiller parmi les nombreux sites où elles sont répertoriées et y repérer les preuves, noir sur blanc, de l’histoire corrompue des cigarettiers. C’est l’exercice auquel s’est adonné le Suisse Pascal Diethelm en mars 2001 et qui a révélé un des plus scandaleux cas de fraude scientifique découvert par le réseau du contrôle du tabac.
Une histoire à couper le souffle

À coups d’enquêtes publiques, de procès devant les tribunaux et d’exposés dans la presse, Pascal Diethelm, président de l’organisme OxyGenève, et Jean-Charles Rielle, médecin responsable du Centre d’information et de prévention du tabagisme de Genève, ont mené près de 3 ans de luttes contre le Dr Ragnar Rylander. Ce dernier était professeur à la Faculté de médecine de l’Université de Genève avant que la conclusion des péripéties ait mené à son désaveu. Marco Gregori et Sophie Malka, deux journalistes suisses, rapportent le tout dans un ouvrage paru en mai 2005 et intitulé Infiltration : Une taupe à la solde de Philip Morris.

Dans un style situé entre le rapport d’enquête et le roman policier, ils décortiquent les étapes de cette intrigue complexe : la découverte des 30 ans de collaboration secrète de Rylander avec Philip Morris, l’accusation de fraude scientifique en conférence de presse, l’enquête interne de l’Université de Genève, le dépôt d’une plainte par Rylander pour diffamation, le procès à ce sujet, l’appel de la condamnation de Diethelm et Rielle, un deuxième procès, une deuxième enquête universitaire, l’intervention du Tribunal fédéral suisse (équivalent de notre Cour suprême), un troisième procès pour enfin se conclure par l’acquittement de Diethelm et Rielle.

La clé : diffuser

Si l’affaire Rylander a amputé l’industrie du tabac d’un de ses membres travaillant à perpétuer le faux-débat sur la nocivité de la fumée secondaire, elle a causé bien plus d’émoi chez les communautés universitaires et scientifiques, inquiètes que leur réputation soit entachée par la présence de chercheurs corrompus. Malgré ceci, Diethelm et Rielle ne regrettent pas d’avoir publiquement piégé Rylander, estimant qu’il faut sortir la manipulation ténébreuse des cigarettiers des coulisses une fois pour toute. « La couverture médiatique a été importante car avant, on ne parlait pas tellement de ce genre de choses, a confié Sophie Malka à Info-tabac. Maintenant, on sait ce à quoi peuvent ressembler les manigances de l’industrie du tabac. » Ce que le livre ne dit pas, c’est que les opérations de Rylander ne se limitaient pas qu’à l’Europe. « Avec des complices de Hong Kong, il a aussi tenté de mettre en place un système de désinformation en Asie », ajoute l’auteure.

Débat sous respiration artificielle

Ce n’est pas la première fois que Philip Morris tend des appâts aux scientifiques : le projet Whitecoat, le Tobacco Institute, la Advancement of Sound Science Coalition, et le Council for Tobacco Research en sont quelques-uns. Le réseau antitabac GLOBALink compile d’ailleurs sur son site web une liste des savants ayant fraudé la science au nom des cigarettiers. L’objectif de l’industrie demeure le même : convaincre de l’innocuité du tabac, ou du moins alimenter le doute et la controverse à ce sujet le plus longtemps possible.

Que l’on fasse partie de la santé publique ou de l’industrie du tabac, l’appartenance à la communauté scientifique est fonction de la rigueur dans la recherche et d’un jugement indépendant. Reconnu coupable de son manque de transparence, Rylander a payé le prix de l’impunité du passé des cigarettiers.

L’Office fédéral suisse de santé publique affirme que : « L‘infatigable engagement [de Diethelm et Rielle] dans ce procès montre qu’il est possible de dénoncer au grand public la conduite des entreprises de tabac et de faire prendre des mesures qui s’imposent. »

En attendant qu’il soit distribué au Québec, le livre Infiltration : Une taupe à la solde de Philip Morris est disponible en ligne via le site www.medhyg.ch.

Rylander chez Philip Morris

Pendant 30 ans, Ragnar Rylander a été à la solde de Philip Morris. Le cigarettier agissait comme employeur, via différents intermédiaires, pour des avis spéciaux, l’organisation de colloques et de rencontres stratégiques mensuelles. Rylander pouvait toucher jusqu’à 87,000 $US par année en honoraires, faisant de lui un des consultants les mieux payés de Philip Morris.

Julie Cameron