Ces territoires qui interdisent la vente de tabac
Juin 2021 - No 151
Depuis janvier 2021, la vente de tabac et de produits de vapotage est interdite presque partout à Beverley Hills. Cette mesure de phase finale (endgame) gagne en popularité dans le monde entier. Ses effets positifs sont indéniables, même si elle oblige les commerçants de tabac à se réinventer!
Imaginez qu’un nouveau produit très toxicomanogène apparaisse demain matin sur le marché québécois, causant de nombreux décès et maladies graves lorsqu’il est utilisé selon les recommandations du fabricant. Il n’y a aucun doute que les autorités l’interdiraient rapidement, sans tergiverser. Le tabac constitue une exception. Même s’il est dangereux et engendre une forte dépendance, il jouit d’une exemption historique qui lui permet d’être vendu dans des milliers de commerces à travers la province, alors même que le gouvernement tente d’en réduire l’usage.
Certains territoires résolvent cette contradiction une bonne fois pour toutes, en limitant fortement le droit de vendre du tabac. C’est le cas de Beverley Hills, des Pays-Bas et d’un nombre grandissant de villes et de pays. Même le Québec envisage la diminution des points de vente dans sa Stratégie pour un Québec sans tabac 2020-2025. Quelles sont les bonnes façons d’optimiser les effets positifs de cette mesure et d’en restreindre les irritants? Quelles leçons pouvons-nous tirer des expériences menées à Beverley Hills ou aux Pays-Bas?
Une mesure à remettre au goût du jour
Pas moins de 16 États américains ont interdit la vente de tabac entre la fin du 19e siècle et le début du 20e. Toutefois, « dès 1927, à la suite de pressions de la part des cigarettiers, du public et des médias, toutes ces lois avaient été abrogées », relatent Patricia McDaniel et Ruth Malone dans une recherche parue dans PloS One (notre traduction). En outre, depuis 1969, pas moins de 22 villes, comtés et États américains ont considéré interdire la vente de tabac. Tous ces efforts se sont aussi soldés par échecs. Jusqu’en 2019.
De fait, la dénormalisation du tabac gagne du terrain tandis que les législateurs ont appris de leurs erreurs. Désormais, ils connaissent mieux les facteurs qui augmentent les chances de succès d’une telle interdiction. Parmi ces facteurs, on trouve un taux de tabagisme peu élevé, un délai d’implantation suffisamment long ainsi que l’accompagnement des fumeurs et des détaillants.
Beverley Hills : une pionnière de la lutte contre le tabagisme
Beverley Hills répond à tous ces critères. D’abord, dans la capitale hollywoodienne, le taux d’usage de la cigarette atteint « à peine » 10 %, contre 14 % aux États-Unis et 17 % au Québec. Ce n’est pas un hasard. Beverley Hills est depuis longtemps une pionnière de la lutte contre le tabagisme. C’est en 1987 qu’elle a interdit l’usage du tabac dans ses restaurants, soit 19 ans avant le Québec! Le tabac a aussi disparu de ses parcs municipaux dès 1999, soit à peine un an après que le Québec en ait prohibé l’usage… dans les écoles!
Une ville (presque) sans vendeurs de tabac
En juin 2019, Beverley Hills est donc passée à l’étape suivante. À l’unanimité, les membres du conseil municipal ont voté, d’interdire, dès janvier 2021, la vente de tabac dans les stations-service, les dépanneurs, les pharmacies et les supermarchés. Depuis six mois, les ventes de tabac sont donc autorisées seulement dans les salons de cigares existants et les hôtels (mais uniquement aux clients).
Grâce au délai d’un an et demi entre l’adoption du règlement et sa mise en œuvre, les 28 points de vente de tabac de Beverley Hills ont eu le temps réviser leur plan d’affaires et de s’adapter. Ils ont aussi pu bénéficier de consultations gratuites offertes par la chambre de commerce locale. Enfin, le règlement municipal a permis aux commerçants de demander une exemption temporaire s’ils démontraient « que l’interdiction entraînerait des difficultés excessives » (notre traduction). Seulement deux d’entre eux s’en sont prévalus, obtenant chacun une à deux années supplémentaires pour s’ajuster.
Aux Pays-Bas : programmer la réduction des points de vente
Beverley Hills ne ressemble guère aux Pays-Bas. Le pays européen compte notamment 20 % de fumeurs, contre 10 % pour la capitale hollywoodienne. Les Pays-Bas se dirigent malgré tout vers une réduction de ses points de vente du tabac, comme l’a expliqué Marc Willemsen lors d’un webinaire diffusé au Canada. Ce professeur à l’Université de Maastricht est un militant antitabac néerlandais de la première heure qui a beaucoup contribué à la mise en œuvre de cette mesure.
C’est en 2018 que le gouvernement néerlandais a publié son Entente nationale sur la prévention, dans laquelle il s’engage à atteindre d’ici 2040 un taux de tabagisme de 5 % chez les adultes. Pour ce faire, l’Entente propose un éventail de mesures, dont plusieurs sont déjà en vigueur au Québec. Parmi elles, mentionnons l’interdiction de l’usage du tabac sur le terrain des écoles, le remboursement des thérapies de remplacement de la nicotine, l’emballage neutre et standardisé et la réduction du nombre de points de vente du tabac.
Une mise en œuvre étalée sur 10 ans
Le parlement néerlandais a officiellement adopté l’ensemble de ces mesures en mars 2020. Pour ce qui est de la vente du tabac, les Pays-Bas prévoient l’interdire :
- dans les machines à cigarettes en 2022;
- en ligne en 2023;
- dans les supermarchés en 2024;
- dans les stations-service et les dépanneurs à partir de 2030.
Si tout se déroule comme prévu, seuls les commerces interdits aux mineurs et munis d’une licence seront éventuellement autorisés à vendre ce produit dangereux. D’ores et déjà, deux grandes chaînes de magasins présentes aux Pays-Bas ont annoncé qu’elles cesseraient la vente de tabac, les pharmacies à rabais Kruidvat et les supermarchés Lidl.
Réduire les points de vente par attrition
Sans interdire complètement les points de vente des produits du tabac et de vapotage, certains gouvernements en restreignent grandement le nombre, comme à Philadelphie, à San Francisco et à New York. L’astuce de ces municipalités est d’exiger une licence pour tous les vendeurs de tabac et de limiter la quantité de ces licences sur le marché. Elles interdisent également le transfert de ces licences, par exemple, à un nouveau propriétaire. La disparition des points de vente se produit donc de façon naturelle et graduelle.
Philadelphie, San Francisco et New York limitent les points de vente du tabac en restreignant le nombre de licences de vente disponibles et en interdisant leur transfert.
Enfin, mentionnons que Philadelphie limite aussi les emplacements des points de vente en les interdisant notamment dans un rayon de 150 mètres des écoles, ce qui représente environ deux pâtés de maisons.
Les refrains de l’industrie…
Évidemment, l’industrie du tabac et les groupes qui s’en rapprochent s’opposent énergiquement à ce type de mesure. Par exemple, DepQuébec, le portail Web des dépanneurs au Québec, présente avec mépris l’idée de réduire les points de vente autour des écoles, telle que la préconise la Stratégie pour un Québec sans tabac. Pour cette association, l’idée résulte de la volonté de « technocrates grassement payés » de « prohiber l’éventail de produits populaires offerts par les dépanneurs et autres […] pour la simple et bonne raison qu’ils procurent du plaisir ». En réalité, les gouvernements souhaitent diminuer l’usage du tabac parce qu’il est à la fois hautement toxicomanogène et dangereux, ce qui entraîne des coûts élevés pour l’ensemble de la société.
… et la réalité
L’historique des interdictions des points de vente publié par Patricia McDaniel et Ruth Malone révèle que les arguments de l’industrie contre cette mesure manquent de spécificité. Ils ont employé les mêmes pour dénigrer d’autres mesures, tels l’emballage neutre ou l’interdiction des saveurs. Un examen attentif de chaque argument montre leur superficialité.
Ainsi, l’industrie du tabac prétend que réduire la vente du tabac est une mesure extrême. Il s’agit plutôt d’une réponse rationnelle aux risques qu’engendre ce produit. De la même façon, l’État réglemente sévèrement, sans l’interdire, la vente de nombreux autres produits, dont les médicaments, les armes à feu ou même… les produits alimentaires.
L’industrie prétend aussi que cette mesure favorisera le marché noir. En réalité, la vitalité du marché illicite ne dépend pas des mesures de lutte contre le tabagisme. Comme en font foi plusieurs recherches, sa vigueur relève plutôt d’un ensemble de facteurs, y compris les manœuvres de l’industrie du tabac elle-même et le degré d’acceptation sociale de la contrebande.
Réduire les points de vente de tabac ne signe pas non plus la mort des petits commerces. Les données d’une association de dépanneurs indiquent que le tabac et les produits reliés représentent, tout au plus, 15 % de leurs profits bruts. Les produits d’épicerie, en revanche, y contribuent pour environ le tiers (28 à 42 %).
Enfin, il ne faut pas oublier que le tabagisme est un comportement qui perd en popularité. Plus vite les commerçants s’y adapteront, plus vite ils tireront leur épingle du jeu. C’est ce qu’a fait le Marché Claudin Malenfant, à Rimouski, en cessant de vendre du tabac en 2014.
En somme, un règlement obligeant la réduction des points de vente de tabac représente une mesure de phase finale (endgame) pleine de potentiel qui permet de s’attaquer aux méfaits du tabac à la source, de Beverley Hills aux Pays-Bas.
Anick Labelle