Conclusions du juge André Denis

Trois fabricants de cigarettes contestent la Loi sur le tabac. La Cour a tenté de cerner toutes les questions de droit soulevées par les parties et d’y apporter un commentaire à la lumière de la règle de droit.

La règle de droit est un ensemble de consignes que les hommes se donnent périodiquement pour que la vie en société soit sinon harmonieuse, du moins supportable.

La règle de droit est essentiellement mouvante et toujours fondée sur le sens commun. En 1904, un tribunal québécois déclarait La comédie humaine d’Honoré de Balzac contraire aux bonnes moeurs. En 1960, la Cour des sessions de la paix de Montréal déclarait obscène l’ouvrage de D.H. Lawrence Lady Chatterley’s Lover. La Cour d’appel du Québec confirmait ce jugement à l’unanimité, mais la Cour suprême du Canada, par un jugement à cinq contre quatre, renversait ces décisions et rejetait la plainte d’obscénité.

Le présent procès a été exigeant à tous égards. Les questions en jeu sont difficiles. Les croisades tout comme la naïveté sont à éviter. Les fumeurs ne sont pas des parias. Ils ont le droit de fumer sans être accusés de tous les péchés du monde. Les cigarettiers ont le droit de fabriquer et de vendre des cigarettes. Mais… ce n’est pas pécher contre la règle de droit que de rappeler ce que la preuve démontre et ce que le sens commun impose à l’issue de ce débat.

Nous sommes dans un pays où l’État assume le coût des soins de santé à la population. Ce n’est pas le cas partout. Le Dr Davis, ancien Surgeon general du Maryland et directeur d’un des grands centres privés de santé aux États-Unis, nous rappelait que 40 millions d’Américains sont privés aujourd’hui de soins de santé parce qu’ils n’ont pas les moyens de les payer. C’est plus que la population du Canada.

La cigarette tue 45 000 Canadiens chaque année. C’est plus que la population de Drummondville au Québec ou de Prince-Albert en Saskatchewan.

Le témoignage de la cardiologue Nancy-Michelle Robitaille était troublant. Les fumeurs vivent en moyenne 15 ans de moins et leur qualité de vie est grandement affectée.

Quand un de ses patients la supplie de le laisser quitter l’unité coronarienne pour aller fumer une cigarette, on ne parle pas de chasse aux sorcières, mais de réalité quotidienne. La nicotine crée une dépendance foudroyante. Ce n’est pas une hypothèse, c’est un fait.

Quand le Dr Robitaille a fait son exposé sur la détresse des patients fumeurs victimes de dysfonctions érectiles, personne n’avait envie de rire.Quand la preuve démontre que la fumée secondaire est néfaste pour tous, fumeurs ou non, et particulièrement pour les enfants dont les parents fument, ce n’est pas pour culpabiliser quiconque, c’est un fait.

Quand la preuve montre de façon incontestable l’influence de la publicité et de la commandite sur la consommation du tabac particulièrement chez les adolescents. Que la publicité vise à rassurer les fumeurs, qu’elle mise sur un style de vie agréable lié à l’usage de la cigarette.

Quand la preuve montre que la cigarette moins irritante est une création de la mise en marché des cigarettiers. Que le filtre laisse passer toutes les composantes gazeuses cancérigènes de la fumée. Que la cigarette légère n’existe pas. Que la cigarette « bonne pour la santé » est une illusion.

Quand la preuve montre que les cigarettiers ont « choisi » les feuilles de tabac pour offrir le même taux de nicotine dans leurs cigarettes, mais avec moins de tabac.

Quand la preuve montre que les cigarettiers connaissent tous ces faits depuis souvent plus de 50 ans et les ont toujours niés ou refusé d’en informer les consommateurs.

Faut-il s’étonner que l’État, qui assume une obligation de fiduciaire de la santé publique, mette autant d’acharnement à édicter une politique globale de lutte au tabagisme et d’information sur ses effets. La preuve montre que les frais de santé liés au tabagisme au Canada avoisinent les 15 milliards de dollars. C’est le budget global de nombreux pays à travers le monde.

Il n’est pas question de brader la liberté d’expression contre une poignée de dollars. Il est question ici d’un douloureux problème social et d’une liberté d’expression qui, il faut le dire, a été mal utilisée jusqu’à ce jour.

Il faut dire que les cigarettiers sont dans une position particulièrement inconfortable. Ils vendent un produit nocif qu’ils savent tel. Ils ont le droit de le vendre parce que son interdiction est irréaliste.

Ils n’ont fait aucune contre-preuve sur les effets nocifs de la cigarette puisque cette preuve ne peut être faite. Leur preuve sur les effets de la publicité ne convainc pas le tribunal.

Ils tentent de préserver une industrie irrémédiablement vouée à péricliter. C’est leur droit. Mais les droits des cigarettiers et l’obligation de santé publique de l’État ne sauraient bénéficier d’une même légitimité.

L’État vise à interdire la publicité sous réserve d’exceptions précises. En cela, il s’inscrit dans une dynamique mondiale qui n’est certes pas déraisonnable.

La preuve faite en l’instance oblige la Cour à faire preuve d’une retenue que le sens commun impose.

Les actions des demanderesses ne sont pas fondées.