Projet de loi novateur du sénateur Kenny : Lier la prévention du tabagisme juvénile au financement transitoire des organismes commandités

Le sénateur libéral Colin Kenny propose de rompre avec la stratégie fédérale purement défensive au sujet des commandites par les cigarettiers et de mettre sur pied un fonds de remplacement assorti de programmes vigoureux de prévention du tabagisme juvénile.

La proposition du sénateur Kenny, qui a déjà reçu l’appui nuancé d’importants organismes de santé et qui sera déposée au Sénat sous forme de projet de loi privé dès la fin février, prévoit un prélèvement spécial équivalent à 0,50 $ par cartouche de cigarettes pour financer une nouvelle Fondation de responsabilité sociale de l’industrie du tabac.

Cette fondation pourrait compter sur des revenus annuels de l’ordre de 120 millions $ par année, dont la moitié sera consacrée d’abord aux subventions pour les événements culturels et sportifs actuellement commandités par l’industrie du tabac. L’autre moitié serait déboursée pour une série de mesures préventives, comme par exemple des campagnes d’anti-marketing ciblant les adolescents, vraisemblablement sur le modèle californien.

Le financement des organismes jusqu’ici commandités par les cigarettiers serait de nature transitoire; après une période de cinq ans, le montant global de 120 millions $ serait entièrement consacré à la lutte au tabagisme juvénile.

L’idée de créer une telle fondation a germé dans l’esprit du sénateur il y a environ un an, lors de l’examen du projet de loi C-71 en comité sénatorial. À l’époque, raconte-t-il, les représentants de l’industrie du tabac sont venus affirmer que leur industrie regrettait que des adolescents se mettent à fumer et qu’elle était d’accord pour combattre le tabagisme juvénile, mais qu’elle manquait de crédibilité pour le faire.

La fondation proposée par M. Kenny réglerait ce problème, affirme-t-il : elle serait financée par un prélèvement sur les produits du tabac, poursuivrait les objectifs affichés par l’industrie, et aurait même un représentant des cigarettiers sur son conseil d’administration (sur un total de 15 membres).

Ce n’est pas une taxe

Le sénateur ontarien souligne qu’il ne propose pas la mise en place d’une nouvelle taxe – n’étant pas membre du Conseil des ministres, il n’y est pas autorisé de toute façon. Par contre, un simple sénateur peut très bien proposer un prélèvement sur les produits d’une industrie pour aider cette même industrie à atteindre ses objectifs.

Bien que les ministres des finances, quelle que soit leur couleur politique, disent avoir horreur des taxes et des prélèvements dédiés, M. Kenny rappelle que le législateur a opté pour ce genre de prélèvement il y a moins d’un an, alors que le fédéral décidait d’imposer une hausse des prix sur les cassettes vierges. Les fonds provenant de cette hausse (dont le montant précis reste à fixer) iront aux artistes en guise de compensation pour les droits d’auteurs dont ils ont été privés par le piratage d’enregistrements musicaux.

Le sénateur voit un autre avantage majeur à cette approche. En confiant les revenus générés par un nouveau prélèvement sur le tabac à une fondation indépendante, l’État rectifierait quelque peu le déséquilibre flagrant entre les recettes fiscales provenant du tabac – environ 2,03 milliards $ dans le cas du fédéral – et les budgets consacrés à la prévention du tabagisme, soit 20 millions $ pour le programme principal de Santé Canada.

Une croisade personnelle, mais avec des appuis de taille

L’initiative de M. Kenny a de quoi embarrasser le gouvernement Chrétien qui, à la grande déception des organismes de santé, avait déjà rejeté l’idée d’un fonds de remplacement pour désamorcer la question des commandites en décembre 1996, lors de l’élaboration du texte définitif du projet de loi C-71.

Il est à noter que M. Kenny est loin d’être un excentrique et connaît très bien les rouages de l’appareil politique et gouvernemental. Dès les années 1960, il a été l’un des principaux organisateurs du PLC en Ontario, avant d’aller travailler au bureau de premier ministre Trudeau jusqu’en 1979. Sénateur depuis 1984, il a été membre de plusieurs des plus importants comités sénatoriaux.

C’est grâce au cadet de ses fils, alors âgé de six ans, qu’il a lui-même décidé il y a sept ans de ne plus fumer, se rappelle le sénateur. Après un souper à la maison, il a allumé un cigare, comme il avait alors l’habitude de le faire de temps en temps (en plus de fumer un paquet de cigarettes par jour). « Papa, tu sais que tu es en train de nous tuer! », lui a lancé son jeune fils, déjà au fait des risques posés par la fumée secondaire.

Cela a amplement suffi pour convaincre M. Kenny d’écraser. « Le lendemain, je suis aller voir le médecin et je me suis fait prescrire des Nicorette. Je n’ai pas fumé depuis. »

Par la suite, dit M. Kenny, il a pris conscience de la gravité de l’épidémie tabagique : 40 000 décès au Canada à toutes les années, soit l’équivalent de deux écrasements de Boeing 747 par semaine. Mais parce que les victimes du tabagisme meurent individuellement, le deuil de centaines de milliers de familles ne débouche pas sur une pression appréciable sur les politiciens, dit-il.

De plus, les effets positifs de nouvelles mesures antitabagiques ne se font pas sentir en termes de vies humaines sauvées avant bon nombre d’années, ce qui en réduit la rentabilité politique, constate M. Kenny. Allan Rock sait fort bien qu’il ne sera plus ministre de la Santé lorsqu’on commencera à voir l’influence de la loi C-71 sur les statistiques canadiennes en matière de mortalité.

Mais le vent est peut-être en train de tourner, a pu constater le sénateur lors de son récent voyage dans l’Ouest canadien pour faire la promotion de son projet. De passage à Victoria, il a reçu l’appui de la ministre de la Santé de Colombie-Britannique, Joy MacPhail, qui est en train de se bâtir une réputation comme pionnière dans la dénormalisation de l’industrie du tabac, contre laquelle elle propose d’intenter des poursuites.

Au sein du Sénat, M. Kenny se dit confiant de trouver une majorité solide pour appuyer son projet, ce qui est loin d’en assurer l’adoption à la Chambre des Communes. D’ailleurs le sénateur dit avoir « offert » son projet de loi à plusieurs reprises au ministre Allan Rock, qui lui aurait répondu que le gouvernement Chrétien n’avait pas l’intention d’adopter de mesures législatives supplémentaires dans le dossier du tabac, mis à part les amendements promis au sujet de la commandite des courses automobiles.

Réactions québécoises partagées

Du côté du mouvement antitabac québécois, on semble généralement prêt à appuyer la démarche du sénateur Kenny, tout en émettant certaines réserves.

Le plus enthousiaste est sans doute François Damphousse de l’Association pour les droits des non-fumeurs, qui voit dans le projet d’une Fondation de responsabilité sociale un outil pour venir en aide aux événements culturels et sportifs sans prolonger la période de transition de 17 mois accordée par la loi C-71.

De plus, il accueille très favorablement la mise sur pied d’une source de « financement sérieux » pour les organismes de santé, tout comme l’idée de prendre l’industrie du tabac au mot quant à ses déclarations au sujet du tabagisme juvénile.

À la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, on a décidé d’appuyer le sénateur Kenny malgré un certain nombre de lacunes dans le projet. En particulier, la CQCT trouve regrettable que le texte proposé autorise les événements culturels et sportifs à continuer d’être commandités par l’industrie du tabac tout en obtenant des subventions de Fondation de responsabilité sociale.

M. Kenny avoue franchement que son projet de loi n’est pas parfait, en particulier du fait que toutes les mesures contenues dans le projet doivent être justifiées comme étant la mise en oeuvre des objectifs affichés (avec plus ou moins de sincérité, précise-t-il) par les représentants de l’industrie lors de leurs témoignages devant différents comités parlementaires.

On peut aussi se demander quel sera l’impact de l’initiative du sénateur sur la proposition d’un programme québécois de commandites de rechange. Selon le Dr Alain Poirier, porte-parole du Mouvement en faveur du Fonds québécois pour la culture, le sport et la santé (FOQCUSS), il manque plusieurs éléments dans le plan de M. Kenny.

Premièrement, le financement des événements culturels et sportifs serait de nature transitoire, alors que le FOQCUSS serait une institution permanente. De plus, le sénateur ne prévoit pas utiliser ce financement transitoire pour faire la promotion de messages de santé, un élément important du modèle australien que le FOQCUSS entend reprendre. (L’approche du sénateur exclut évidemment tout message qui n’a pas de rapport direct avec le tabagisme juvénile, et il sépare le volet financement transitoire du volet programmes de prévention.)

Il reste aussi la question des juridictions. La santé étant de juridiction provinciale, il n’est pas clair que des « programmes de prévention gérés à distance par le fédéral » soient faciles à intégrer aux autres efforts de prévention du réseau de la santé, affirme le Dr Poirier. « Il ne faut pas être déconnecté du reste, dit-il. Il y aurait plus de chances de réussite si c’était au provincial. »

Ceci dit, le Dr Poirier ajoute qu’il ne peut qu’appuyer l’idée de venir en aide aux organisateurs d’événements culturels et sportifs éventuellement menacés par la limitation des commandites suite à l’adoption de la loi C-71. Comme la Coalition québécoise, il aurait préféré que cette aide soit assortie d’une interdiction complète des commandites, mais ceci aurait nécessité une réouverture de la loi C-71, avec tous les dangers que cela comporte.

Il est donc fort possible que le projet du sénateur Kenny serve surtout de déclencheur de débats et d’action, tant au fédéral qu’au niveau québécois.

Francis Thompson