Victoire éclatante contre l’industrie en Cour supérieure

Les trois grands manufacturiers de cigarettes au pays viennent de mordre la poussière en Cour supérieure du Québec. Le 13 décembre, au terme d’un procès débuté en janvier 2002, le juge André Denis a rejeté toutes les oppositions de l’industrie à l’égard de la Loi sur le tabac du Canada.

Adoptée en 1997, cette loi interdit la grande majorité de la publicité du tabac et introduit des règlements tel celui imposant les actuels avertissements illustrés sur les paquets de cigarettes. Un amendement adopté en 1998 bannira aussi, à compter d’octobre 2003, toute commandite d’événement liée à une marque de cigarettes.

Le juge Denis a reconnu que la liberté d’expression des fabricants, mal utilisée – pour promouvoir des produits qu’ils savent nocifs -, n’a pas la même légitimité que celle des artistes ou des journalistes. Aussi, estime-t-il, le gouvernement est bien dans son droit d’agir pour réduire le tabagisme, responsable d’environ 45 000 décès par année au pays, notamment du fait que le traitement des maladies qui en résultent est assumé en grande partie par les pouvoirs publics. En somme, le jugement fait sien l’ensemble des éléments exposés par les témoins de la partie défenderesse, en particulier ceux de Richard Pollay, qualifié d’« encyclopédie vivante de la publicité sur le tabac et scientifique rigoureux en marketing ».

Jugement sans précédent

« C’est un jugement historique pour la santé publique au Canada », s’est réjoui Robert Cunningham, avocat de la Société canadienne du cancer impliqué dans ce dossier depuis près de quinze ans. « Jamais un tribunal n’était allé aussi loin pour dénoncer les gestes des compagnies de tabac. C’est sans précédent », a-t-il ajouté. La Société fut reconnue intervenante dans cette cause, plaidant ainsi avec le gouvernement canadien. Joint par Info-tabac, Alex Swann, porte-parole de la ministre de la Santé, Anne McLellan, a dit que cette dernière était « très contente » du jugement; les autorités des ministères de la Santé et de la Justice sont à évaluer les suites à y donner, précise-t-il.

De leur côté, les avocats de l’industrie du tabac n’ont pas caché leur amertume. « Notre contestation de la Loi sur le tabac a été rejetée sur presque tous ses points. Nous sommes déçus, naturellement », a laissé tomber à l’agence Reuter le vice-président aux affaires juridiques d’Imperial Tobacco, Don McCarty. « Nous devons examiner soigneusement le jugement avant d’adopter un plan d’action », a-t-il déclaré.

Par courtoisie envers la Cour, il est de mise pour les cigarettiers d’attendre un peu avant de révéler s’ils demandent un appel. Imperial Tobacco préférerait négocier avec Santé Canada une réglementation « raisonnable » sur la publicité, plutôt que de poursuivre la bataille judiciaire « quinze autres années », a précisé M. McCarty. Signalons que les fabricants se retiennent de faire toute publicité informative sur leurs produits, puisqu’ils soutiennent dans cette cause que la conception d’annonces est irréalisable, tellement la formulation de la loi est stricte. Or, dès octobre prochain, ils ne pourront plus annoncer leurs marques par le biais des commandites.

Autant les fabricants sont présentement imaginatifs et sans-gêne dans leur interprétation des articles sur les commandites, autant ils sont timides concernant la publicité informative. Leur alternative est maintenant d’aller en appel du jugement (en continuant de s’interdire toute publicité informative, pour être logique), ou de concevoir des annonces et de tester leur légalité en les publiant. Dans les grandes lignes, les fabricants ont le droit d’annoncer sobrement les caractéristiques de leurs produits, sans les associer à un style de vie, cela dans des publications à lectorat adulte ou par affichage dans des lieux interdits aux mineurs. La loi québécoise ajoute que l’illustration du produit ne peut dépasser 10 % de la surface de l’annonce.

Interdiction totale envisageable

Rappelons qu’en 1995, dans un jugement partagé de 5 contre 4, la Cour suprême du Canada avait rejeté l’interdiction totale inscrite dans la loi antérieure sur le tabac adoptée en 1988. Non seulement le juge Denis considère que la présente loi permet une publicité informative du tabac, mais il indique qu’une prohibition complète serait envisageable. « De fait, écrit-il à l’article 286 de son jugement, une lecture attentive de toutes les opinions émises en Cour suprême lors du premier procès, étudiées à la lumière de la preuve faite en l’instance, montre qu’un bannissement total de toute publicité se serait beaucoup mieux défendu aujourd’hui qu’en 1989. »

Dans son jugement de 196 pages, remis à son bureau aux avocats impliqués le 13 décembre à 8h15, le juge André Denis s’est montré particulièrement cinglant envers l’industrie du tabac. Ses conclusions se terminent ainsi : « La preuve faite en l’instance oblige la Cour à faire preuve d’une retenue que le sens commun impose. Les actions des demanderesses ne sont pas fondées. » C’est donc vers 8h17, en tournant fébrilement les pages du jugement dans un corridor du Palais de Justice de Montréal, que les protagonistes ont appris l’aboutissement du procès qu’ils ont préparé depuis plus de cinq ans et plaidé en 2002. Dès 10h, le jugement était publié dans les deux langues sur le site http://citoyens.soquij.qc.ca/.

Les médias canadiens, en particulier les francophones, ont accordé une bonne place au dénouement du procès. Les quotidiens Le Soleil de Québec et Le Droit d’Ottawa-Gatineau en ont fait leur manchette principale du lendemain, avec pour titres respectifs « Amère défaite pour l’industrie du tabac » et « Cinglante rebuffade ». Me Cunningham et sa collègue Julie Desrosiers, plaidant pour la Société canadienne du cancer, de même que François Damphousse, du bureau montréalais de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF), ont multiplié les entrevues à la télévision pour le groupe victorieux. Ils ont souligné que le gouvernement fédéral avait maintenant le vent dans les voiles pour interdire à la fois les termes trompeurs des emballages, tels douces et légères, et les étalages dans les points de vente, deux aspects abordés dans le jugement. L’équipe de télévision du réseau Global est même venue faire un reportage à la réception de Noël de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac qui était doublement joyeuse en ce vendredi 13. Une réception sans fumée, il va sans dire.

À plein temps dans le contrôle du tabac depuis 1993, François Damphousse a suivi attentivement le procès montréalais. « Le jugement est génial. Il est vraiment très fort, jubile-t-il. Il tombe à point, puisque le Canada a une forte influence dans les négociations en cours à Genève pour la Convention-cadre internationale contre le tabac. Le gouvernement et les ONG canadiens seront plus à l’aise d’exposer leur loi comme modèle, surtout en ce qui concerne les avertissements illustrés, maintenant qu’elle n’est plus handicapée d’une poursuite. »

Le résumé du jugement Denis a vite fait le tour du monde sur Internet. « Voici une lecture qui plaira sûrement à tous », a indiqué David Sweanor de Toronto aux destinataires du réseau antitabac GlobaLink. Également de l’ADNF, M. Sweanor est un spécialiste mondial dans le domaine de la taxation et de la contrebande du tabac. « Remarquable de netteté et de limpidité. Un modèle », a commenté pour sa part le professeur Gérard Dubois, de France. « Délectez-vous à la lecture des extraits suivants du jugement. C’est un cadeau de Noël que le Canada vous offre », invitait Marcel Boulanger, président du Conseil québécois sur le tabac et la santé.

Officiellement, la cause fut entendue à Montréal parce qu’Imperial Tobacco y a son siège social; ce géant détient près de 70 % du marché canadien des cigarettes usinées. Les deux autres grands fabricants ont les leurs à Toronto. Le trio croyait sans doute obtenir une oreille plus clémente d’un juge francophone. Ce qui n’a pas été le cas.

Denis Côté