Vers le déclin de l’industrie américaine?

L’annonce d’une entente dite « globale » entre les cigarettiers américains et les procureurs généraux de la grande majorité des États américains a semé l’espoir, la confusion et la consternation chez les observateurs aux USA et à l’étranger.

En effet, cette tentative de règlement hors cour – qui a été annoncée le 20 juin mais qui devra encore obtenir l’approbation du président Bill Clinton et du Congrès américain – touche presque tous les éléments de la lutte au tabagisme en sol « états-unien ». Il est donc encore difficile de savoir si elle représente le début de la fin du cartel mondial de la nicotine, ou bien une manoeuvre audacieuse pour protéger les profits des multinationales du tabac.

Les médias francophones du Québec ont très peu parlé du contenu précis de l’entente, qui risque pourtant d’avoir des répercussions importantes de ce côté-ci de la frontière. On a surtout mis l’accent sur le montant qu’offrent les cigarettiers pour mettre fin aux poursuites civiles intentées par les États, soit 368,5 milliards $ U.S. (plus de 500 milliards en dollars canadiens – du même ordre de grandeur que la dette accumulée de notre gouvernement fédéral!) sur 25 ans.

Pourtant, ce simple transfert d’argent, aussi important qu’il puisse paraître, ne représente qu’un petit élément de ce qui pourrait devenir un changement radical au statut du tabagisme dans la société américaine.

L’entente prévoit, par exemple, une interdiction complète du tabagisme dans les « lieux publics » où passent 10 personnes ou plus par jour, sauf dans les fumoirs à ventilation séparée. Ceci semble toucher la grande majorité des milieux de travail. Seules exceptions : les restaurants autres que les fast-food, les bars, les hôtels, les casinos, les salles de bingo et les prisons.

Des mesures semblables ont déjà été adoptées par plusieurs États, et on en parle au niveau fédéral depuis plusieurs années, mais l’entente pourrait accélérer le processus – et donner des munitions au ministre Jean Rochon lorsqu’il sera taxé d’« extrémisme » d’ici quelques mois…

« Il y a des gains significatifs pour la santé publique, commente François Damphousse du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs. Mais ils auraient pu être obtenus autrement, par voie législative, sans faire de compromis à l’industrie du tabac. Malheureusement, les organismes de santé aux États-Unis n’ont jamais pris l’initiative de monter des campagnes pour obtenir ces mesures au niveau fédéral. »

En ce qui concerne la publicité, l’entente pourrait permettre d’imposer des restrictions plus sévères que la loi Dingwall en évitant une bataille juridique interminable. L’entente prévoit la signature par les fabricants d’engagements formels allant à certains égards au-delà de ce que la Cour suprême américaine, avec son interprétation très large du principe de la liberté d’expression, serait éventuellement prête à accepter dans le contexte d’une loi.

  • Si l’entente entrait en vigueur, il y aurait entre autres : une interdiction globale des panneaux-réclame
  • l’élimination d’êtres humains et de personnages fictifs de toute publicité, même celle affichée dans les bars
  • une interdiction complète des commandites, avec un fonds de compensation financé par l’industrie
  • des restrictions très sévères sur la publicité aux points de vente
  • une interdiction du product placement au cinéma et à la télévision (Sylvester Stallone qui fume des cigarettes Brown & Williamson, etc.)
  • une gigantesque campagne de publicité antitabac, d’une valeur de 500 millions $ par année, financée par l’industrie, mais sur laquelle elle n’aurait aucun droit de regard.

Les restrictions sur la publicité seraient toujours moins sévères que la législation dans certains autres pays, dont la France et l’Australie, puisque la publicité serait encore permise dans les magazines lus par des mineurs (quoiqu’en texte noir sur fond blanc seulement), dans les bars et dans les publications destinées aux adultes.

Pour ce qui est de l’emballage, l’entente reprend le texte, le format et l’emplacement des avertissements sanitaires canadiens, avec l’ajout d’un neuvième message plus optimiste : « AVERTISSEMENT : Cesser de fumer maintenant réduit de beaucoup les risques graves pour votre santé. »

Un autre élément de la législation canadienne a aussi été repris : l’interdiction de la vente des kiddie packs, les paquets de 15, 10 ou même 5 cigarettes qui sont plus abordables que les paquets traditionnels pour les jeunes adolescents.

Protection des jeunes

Un autre aspect intéressant concerne le financement des programmes destinés à combattre les ventes de tabac aux mineurs.

Non seulement la Food and Drug Administration recevra des centaines de millions de dollars par année des fabricants pour financer de tels programmes, mais les États devront aussi atteindre des objectifs précis (et assez ambitieux) quant au respect de la loi par les commerçants pour avoir droit à l’aide de la FDA. Ainsi, après 10 ans, un État qui veut garder son financement fédéral devra prouver que pas plus de 10 p. 100 des commerçants sur son territoire vendent des cigarettes aux jeunes.

L’entente prévoit aussi un système d’amendes pour punir les cigarettiers s’ils n’arrivent pas à diminuer leurs ventes aux adolescents. Les objectifs de baisse du tabagisme juvénile sont exigeants : 30 p. 100 d’ici cinq ans, 50 p. 100 dans sept ans, et 60 p. 100 dans 10 ans.

Le niveau des amendes envisagées si ces objectifs ne sont pas atteints est devenu un sujet de controverse. Les défenseurs de l’entente prétendent que les amendes équivalent au total des profits que les fabricants pourraient tirer de nouvelles recrues pendant toutes leurs carrières de fumeurs, ce que plusieurs opposants à l’entente remettent en doute.

De plus, un fabricant peut exiger que ces amendes soient réduites de 75 p. 100 s’il arrive à prouver qu’il a respecté l’ensemble des lois et de la réglementation touchant au tabagisme juvénile et pris « toutes les autres mesures raisonnablement à sa disposition » pour combattre le phénomène. Et il y a une limite supérieure de 2 milliards $ au montant total des amendes, ce que certains détracteurs voient en quelque sorte comme une incitation au crime.

« Bibliothèque » de documents chauds

Une autre controverse entoure la question des documents internes de l’industrie. Avant même le début des procès, les poursuites civiles intentées contre les cigarettiers avaient permis aux procureurs généraux et aux organismes de santé de mettre la main sur des milliers de documents internes découlant des recherches scientifiques de l’industrie (au sujet de la manipulation des taux de nicotine, par exemple) ou expliquant ses stratégies de marketing et de relations publiques.

Pour sa part, l’industrie a toujours essayé de se cacher derrière le secret professionnel qui lie les avocats et leurs clients pour refuser de dévoiler les documents les plus « chauds ». Ainsi, pendant bien des années, certains résultats de recherches n’ont été discutés qu’en présence d’avocats pour éviter que ces discussions deviennent plus tard des éléments de preuve.

L’entente ne met pas entièrement fin à cette ruse. Elle prévoit la création d’une bibliothèque centrale à Washington pour les documents de l’industrie – financée elle aussi par les cigarettiers – à laquelle les fabricants seraient obligés de fournir « tous les documents qui jusqu’ici n’étaient pas publics ou qui étaient confidentiels » sauf ceux couverts par le secret professionnel.

Les fabricants ne pourront plus invoquer le secret professionnel pour cacher les « recherches originales en laboratoire qui ont trait à la santé ou la sécurité des produits du tabac ». Et lorsque le secret professionnel est quand même invoqué, n’importe quel citoyen pourra faire appel à un comité de trois juges qui décideront du bien-fondé de la non-divulgation.

Toutefois, étant donné le nombre de documents dont il est question ici – le procureur général du Minnesota, Hubert Humphrey parle de 500 000 documents pour lesquels le secret professionnel a déjà été invoqué – il est loin d’être clair que ce système permettra de lever le voile sur les pratiques douteuses de l’industrie.

Aide à la cessation

L’entente prévoit aussi des investissements majeurs dans la cessation – 1 milliard $ U.S. pendant les quatre premières années, 1,5 milliard $ par la suite. Ces montants sont assez élevés, comparés aux 500 millions $ consentis à la publicité antitabac, mais bien en deçà des besoins : 1 milliard $ signifie environ 20 $ par fumeur adulte.

Ralph Nader, le célèbre défenseur des droits des consommateurs et un adversaire de l’entente, souligne un éventuel danger découlant de la création d’un fonds central d’aide à la cessation. Les grands organismes de santé se retrouvent selon lui en conflit d’intérêts : d’un côté on leur demande d’évaluer objectivement l’impact de l’entente sur la santé publique; d’un autre côté, ces organismes risquent de profiter des nouveaux programmes mis sur pied suite à l’entente.

Ainsi, il est fort possible qu’on demande par exemple à la Société américaine du cancer d’organiser des thérapies de groupe pour les fumeurs qui veulent cesser, ou qu’on lui confie la conception d’une campagne de sensibilisation.

La nicotine et la FDA

Plusieurs intervenants en santé publique doutent de l’efficacité de programmes de cessation, qui sont relativement chers et dont les taux de réussite sont assez bas. D’autres mesures – hausses de taxes, interdiction de fumer en milieu de travail, prévention auprès des jeunes – ont probablement plus d’impact à long terme, bien qu’il soit difficile de refuser de l’aide individualisée aux fumeurs trop accrochés pour cesser par eux-mêmes.

Aux USA, on discute sérieusement depuis un certain temps d’une autre possibilité : le sevrage collectif et obligatoire, en passant par une baisse graduelle des taux de nicotine dans les cigarettes.

Cette approche est loin de faire l’unanimité, puisqu’elle pourrait aboutir à une forme de prohibition de la nicotine et à la création d’un marché noir qui serait peut-être beaucoup plus important que ce qui existe actuellement pour la cocaïne ou l’héroïne.

L’entente interdit à la FDA d’imposer une interdiction complète de la nicotine pendant les 14 prochaines années; l’agence fédérale pourra par contre exiger une diminution graduelle des taux de nicotine (ou exiger l’élimination d’autres éléments toxiques), dans la mesure où elle arrive à prouver trois choses :

  • que cette diminution réduira de façon significative les risques pour les fumeurs
  • que la diminution est techniquement réalisable
  • qu’elle ne créera pas de marché noir significatif.

Plusieurs adversaires de l’entente voient dans cette dernière contrainte une entorse inadmissible aux pouvoirs de la FDA; en effet, comment prouver qu’il n’y aura pas de contrebande? Et comment éviter que l’industrie crée de toutes pièces un « problème » de contrebande pour bloquer l’adoption de nouveaux règlements, comme l’industrie canadienne l’a si bien fait pour provoquer une baisse des taxes en 1994?

Pour le comité d’experts Koop-Kessler, qui essaye d’évaluer les retombées de l’entente sur la santé publique et qui pourra vraisemblablement en bloquer l’adoption au Congrès, toute restriction des pouvoirs déjà existants de la FDA est inacceptable. (Le Dr Everett Koop est un ancien Surgeon General; le Dr Kessler est l’ex-chef de la FDA.) Ce comité exige donc des amendements à cet aspect de l’entente.

Responsabilité civile

Il y a une autre pomme de discorde : l’immunité civile partielle que l’entente accorde à l’industrie. En échange des 368,5 milliards $ de compensation, les cigarettiers seront protégés des recours collectifs et n’auront pas à payer de dommages-intérêts punitifs, du moins en ce qui concerne les actes antérieurs à la signature de l’entente.

L’entente prévoit la possibilité de recours individuels pour les dommages-intérêts compensatoires. La famille d’un fumeur mort d’un cancer relié à son tabagisme pourrait donc encore poursuivre l’industrie, et l’industrie pourrait être obligée de verser au total jusqu’à 5 milliards $ par année en dommages-intérêts. Mais indemnités proviendront du montant global de 368,5 milliards $, de sorte que l’industrie n’aura plus rien à craindre des tribunaux civils.

Selon plusieurs détracteurs, le fait d’interdire les recours collectifs revient à accorder une immunité globale à l’industrie. Il en coûte extrêmement cher en frais d’avocats pour mener à terme une poursuite civile contre une industrie aussi riche que l’industrie du tabac; les dommages-intérêts qu’on peut espérer obtenir dans un recours individuel ne sont pas assez élevés pour que beaucoup d’avocats aient envie de se lancer dans une telle aventure.

De plus, certains déplorent le fait que la compensation versée par l’industrie sera, en bout de ligne, tirée des poches des fumeurs via une hausse généralisée des prix des cigarettes. Plusieurs commentateurs prétendent qu’il faut rejeter tout règlement à l’amiable qui ne « punit » pas sévèrement les actionnaires et la haute direction des cigarettiers.

En effet, on évalue à entre 0,70 $ et 1 $ la hausse des prix par paquet qui sera nécessaire pour aller chercher les fameux 368,5 milliards $. Suite à une telle hausse, le prix moyen des cigarettes américaines serait toujours en deçà de la moyenne des pays industrialisés.

Les partisans de l’entente répliquent que la protection de la santé publique est bien plus importante qu’une quelconque victoire morale contre ceux qui font de l’argent sur le dos des fumeurs. Une hausse des prix entraînera inévitablement une baisse de la consommation, surtout chez les plus jeunes.

Débat houleux en perspective

Pour les observateurs étrangers, et pour bien des Américains, l’aspect le plus étonnant de l’entente avec les cigarettiers est sans doute le rôle peu glorieux attribué au législateur fédéral. On place le Congrès américain devant le fait accompli, lui demandant d’adopter toute une série de mesures qui sont clairement de juridiction fédérale mais qui ont été négociées entre des représentants de l’industrie et les procureurs généraux des États.

Lorsque certains sénateurs ont déclaré publiquement que ces mesures n’allaient pas assez loin, et qu’ils n’étaient pas prêts à endosser l’entente telle quelle, la réplique de Me Michael Moore, procureur général du Mississippi et un des principaux artisans de l’entente, a été cinglante : vous avez eu 40 ans pour faire mieux, et vous n’avez rien fait pour protéger la population des ravages du tabagisme.

Plusieurs partisans de l’entente laissent entendre qu’il est à peu près impossible de faire adopter des mesures antitabagiques musclées à Washington sans la coopération de l’industrie, qui est encore en mesure de s’acheter suffisamment d’alliés pour bloquer des projets de loi. C’est un argument qui en dit long sur l’état de la démocratie aux États-Unis et qu’on ne peut malheureusement balayer du revers de la main.

Les adversaires de l’entente sont nettement plus optimistes : ils prétendent que le vent a maintenant tourné et que beaucoup de représentants et de sénateurs fédéraux ont compris qu’il y a du capital politique à faire en s’attaquant vigoureusement à l’industrie du tabac, devenue aux yeux d’une bonne partie de la population une industrie peu recommandable, voire même criminelle.

Dans le climat actuel, on discute ouvertement des concessions supplémentaires que l’industrie devra consentir si elle veut sauver l’entente. Même le National Center for Tobacco-Free Kids, l’organisme antitabac le plus identifié à l’entente, qu’il a d’ailleurs aidé à négocier, revise ses exigences à la hausse.

Il y a bien sûr un risque de surenchère qui pourrait faire dérailler le processus complètement. D’ailleurs, l’État du Mississippi a annoncé le 3 juillet qu’il était parvenu à son propre règlement hors cour avec l’industrie, ce qui semble indiquer que même Me Moore ne croit plus à la ratification prochaine de l’entente globale.

Il se peut donc fort bien que l’effet principal de l’entente soit de nature politique : elle a mis le tabagisme au centre du débat public américain, ce qui est déjà toute une réussite. Les cigarettiers sont devenus une cible de prédilection pour les politiciens américains qui, à cet égard, semblent bien en avance par rapport aux députés du Québec…

Le texte intégral de l’entente entre les procureurs généraux et les cigarettiers est disponible sur le site de l’organisme Action on Smoking and Health.

Francis Thompson