Un immeuble de logements avec interdiction d’y fumer : une solution réaliste et légale

Il est tout à fait légal d’appliquer dans un édifice de plusieurs logements un règlement interdisant partout d’y fumer, pour prévenir les infiltrations de fumée de tabac dans les domiciles des non-fumeurs.

Même sans qu’un tel règlement soit en vigueur, il existe aussi, en l’état actuel du droit au Québec et en Ontario, une possibilité théorique pour un non-fumeur d’obtenir justice en rapport avec la perte de jouissance normale de son domicile que lui font subir ces infiltrations causées par le tabagisme d’un autre résident de l’immeuble, qu’il s’agisse du propriétaire, d’un locataire ou d’un copropriétaire.

Voilà des vues qu’a soutenues l’avocate Karine Fournier, du cabinet juridique Fasken Martineau, de Montréal, lors d’un atelier sur le sujet organisé par l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF) et tenu le 30 avril dernier à Québec.

Comme l’a rappelé à ce moment Pippa Beck, analyste des politiques pour l’ADNF : résider entre des murs et sous un toit communs est autant le sort de locataires dans un immeuble d’appartements; que de copropriétaires dans un condominium ou une copropriété indivise; ou de locataires et de propriétaires dans plusieurs duplex, triplex ou autres sortes d’immeubles. Au total, c’est plus du tiers de la population au Canada (36 %) qui habite des bâtiments à plusieurs logements, a souligné la spécialiste de l’ADNF.

Au sein de cette population, il se trouve un nombre croissant de non-fumeurs qui sont préoccupés par la fumée et les odeurs de tabac qui pénètrent actuellement dans leur logis, mais qui aimeraient bien ne pas quitter les lieux.

Les Canadiens passent en moyenne les deux tiers de leur vie dans leur domicile, selon Santé Canada. Chez les personnes déjà en moins bonne santé, c’est davantage.

Le non-fumeur passe aussi à tabac

Lors de l’atelier, Pippa Beck a montré que c’est par de nombreux canaux que les gaz et particules fines émis lors de la combustion du tabac peuvent se propager dans un bâtiment résidentiel, d’un logement à l’autre. La fumée émise dans un logement peut facilement voyager dans un immeuble, par exemple par les corridors, les cages d’escaliers et les puits d’ascenseurs, et l’odeur s’imprégner entre autres dans les moquettes. Les polluants contenus dans la fumée peuvent aussi se répandre d’un logis à un autre par toutes sortes de passages aménagés dans les cloisons et les plafonds d’un édifice, pour les fils électriques et d’autres câbles, les entrées et les renvois d’eau, ou les conduits de ventilation et de chauffage.

Les mécanismes de déplacement des gaz et de particules fines dans les immeubles d’appartements et les copropriétés sont bien connus notamment de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), laquelle donne des conseils pour y atténuer la propagation des odeurs de fumée ou de cuisson, dans un document de vulgarisation paru en 2004 et réédité en 2005. Parmi plusieurs remèdes, la SCHL suggère même au résident incommodé par les émanations venant d’autres logements d’examiner la possibilité de pressuriser le sien, après en avoir discuté avec la direction de l’immeuble.

Mais avant de transformer des logements en des genres de caissons de plongée sous-marine, pourquoi ne pas régler le problème des infiltrations à la source en bannissant l’émission volontaire de fumée dans tous les logements de l’immeuble?

Réponse de l’ADNF : d’abord et en bonne partie en raison de la croyance fausse qu’une telle approche est illégale.

Toute la cabane sans boucane

Dans son verdict rendu le 17 avril 2008 dans l’affaire Koretski contre Fowler, le juge Normand Amyot de la Cour du Québec a imposé à une locataire de cesser de fumer dans son appartement, pour se conformer à une interdiction de fumer qui était connue lors de la conclusion du bail avec la propriétaire, laquelle avait aussi son domicile dans l’immeuble.

Dans son examen de la jurisprudence soumise par la locataire dans cette cause, le juge Amyot a aussi fait remarquer qu’un « tribunal ontarien n’a pas hésité à intervenir et changer les règles du jeu en cours de bail, considérant les risques à la santé que crée la fumée de cigarette. » Plus loin dans ses commentaires, le juge québécois a souligné que « le droit du fumeur au respect de sa vie privée est limité par le droit des autres occupants d’un immeuble à jouir paisiblement de leur logement » et que « cette jouissance paisible inclut le droit de ne pas subir les effets négatifs de la fumée ».

En étudiant le verdict de 26 pages du juge Amyot et inspirée par ses propres recherches, l’avocate Karine Fournier croit qu’au Québec, un locateur privé ou public, ou un syndicat de copropriété, pourrait appliquer une règle interdisant de fumer dans l’ensemble d’un immeuble, et pas seulement dans les espaces communs comme c’est le cas présentement, avant même que les ménages de fumeurs qui y résident l’aient tous approuvée. Le résident fumeur qui refuserait mordicus de ne fumer qu’à l’extérieur pourrait contester les nouvelles conditions de vie, mais les tribunaux feraient la balance des préjudices et auraient de fortes chances de faire primer le droit du résident non-fumeur sur celui du résident fumeur, pour autant que cela ne remette pas en cause la vocation de l’immeuble.

Il faut dire qu’une protection des non-fumeurs au travail et dans les lieux publics est de plus en plus appliquée en Amérique, ce qui témoigne d’une reconnaissance croissante des méfaits sanitaires de l’exposition passive à la fumée du tabac. Dans son rapport de 2006, l’Hygiéniste en chef des États-Unis remarquait que « le domicile est en train de devenir le lieu prédominant de l’exposition à la fumée secondaire, autant pour les enfants que les adultes ».

Pour François Damphousse, le directeur du bureau québécois de l’ADNF, l’enjeu n’est cependant pas d’introduire une loi bannissant le tabagisme dans les domiciles, mais d’augmenter sur le marché l’offre de logements au sein d’édifices où il est entièrement interdit de fumer, y compris dans le secteur du logement social, où des locataires non-fumeurs sont présentement condamnés à supporter les émanations toxiques d’autres résidents de l’immeuble, sinon à se convaincre que le logement social n’est pas une option pour eux.

Pratiques instructives

Comme l’a observé Jack Boomer, de Smoke-Free Housing BC, un organisme lancé en 2003 par la Fondation des maladies du cœur de la Colombie-Britannique, il peut être utile aux résidents d’un immeuble de procéder par étapes en appliquant un règlement interdisant de fumer dans tous les logements. Ainsi par exemple, à l’été 2008, dans un nouveau règlement à cet effet au Condominium Verdant, près de Vancouver, l’insertion d’une clause de droits acquis (grandfather clause), à l’usage exclusif des copropriétaires qui autorisaient le tabagisme dans leur domicile au moment où le règlement était proposé, a permis d’y rallier une vaste majorité des 60 copropriétaires, y compris les trois fumeurs. Faute d’arrêter illico les infiltrations de fumée, cette approche permet aux non-fumeurs de la province de gagner peu à peu de l’espace résidentiel protégé. Après tout, des voisins fumeurs qui ne fument pas entre leurs propres murs alors que cela leur est permis, ou qui réussissent enfin à arrêter de fumer, ou qui quittent les lieux, cela arrive. Quand la demande pour habiter dans un édifice 100 % sans fumée augmente plus vite que la demande de logements où il est permis de fumer, adopter un règlement à retardement n’est pas sans intérêt.

Smoke-Free Housing BC contacte aussi des groupes de propriétaires, de locataires ou de copropriétaires, pour leur faire examiner le problème de la fumée à l’intérieur des immeubles et les aider à trouver des solutions.

De son côté, Jim Bergman, du Center for Social Gerontology, a livré la recette de son succès à faire du Michigan l’État américain où les édifices résidentiels sans fumée sont les moins rares. En face d’un propriétaire, Bergman parle moins de protéger la santé des locataires que du capital immobilier et sa détérioration accélérée par la fumée. Et on l’écoute.

Pour les non-fumeurs dotés de moyens financiers, l’horizon se dégage. Quant aux non-fumeurs de milieux défavorisés, leur sort a jusqu’ici suscité moins d’émois ou d’intérêt que celui des fumeurs des mêmes milieux.

Pierre Croteau