« Tabac sans fumée » = danger

La généralisation des espaces sans fumée au Québec fait le bonheur des fabricants des non-fumeurs, mais pourrait aussi donner des ailes à des produits beaucoup plus dangereux, si l’on se fie à l’expérience américaine.

En effet, les nicotinomanes états-uniens ont depuis longtemps découvert qu’il n’est nul besoin de s’en allumer une pour s’adonner au plaisir de Nicot; on peut aussi mettre le tabac dans sa bouche et laisser pénétrer le contenu dans le sang.

L’industrie appelle ses produits qui ne génèrent pas de fumée « tabac sans fumée », ce qui laisse entendre qu’ils sont sans dangers. En anglais, les professionnels de la santé préfèrent l’appellation « spit tobacco » pour englober le tabac à chiquer et le tabac à priser; le terme fait référence aux jus du tabac, à la salivation et aux crachats qui caractérisent l’utilisation de cette forme de tabac et rappelle que ces produits sont loin d’être inoffensifs.

Très populaire aux États-Unis surtout dans les régions rurales et dans les États du Sud, le tabac sans fumée était utilisé par 3,3 % des Américains âgés de 18 à 75 ans en 1991, la majorité se retrouvant chez des hommes âgés de 18 à 24 ans; 20 % des garçons et 2 % des filles du secondaire (de la 9e à la 12e année) en consommaient en 1995.

Les joueurs de baseball

On peut supposer que la conscience de plus en plus répandue des risques associés à la fumée secondaire y est pour quelque chose dans cette popularité. De plus, l’exemple des vedettes du baseball n’est sans doute pas étranger au phénomène; les matches télévisés ressemblent parfois à de longues annonces pour le tabac sans fumée.

Les joueurs de baseball auraient commencé à mâcher du tabac il y a près d’un siècle pour garder leurs bouches humides dans les parcs secs et poussiéreux de l’époque, publicisant ainsi depuis cette forme de tabac auprès des jeunes. Parmi les 1 566 joueurs de baseball des ligues majeures et mineures ayant passé un examen de la bouche au camp d’entraînement de Phoenix de 1988 à 1990, 42 % des joueurs faisaient usage du tabac sans fumée ; de ce nombre, 50 % présentaient des leucoplasies, ces plaques blanches qu’on appelle communément smoker’s patch et qui sont considérées comme précancéreuses. Moins de 2 % des non ou ex-utilisateurs souffraient de leucoplasies.

Chez les joueurs consommant quatre canettes de snuff (tabac à priser) par semaine à l’année longue, près de 90 % présentaient des leucoplasies. Une étude des statistiques des joueurs utilisant ces produits a démontré que leurs performances n’en étaient pas améliorées pour autant.

Peu populaire au Canada, sauf chez les populations autochtones, la vente du tabac sans fumée a néanmoins augmenté de 49 % de 1995 à 1996, coïncidant avec la publicité accrue suite à la révocation en septembre 1995 par la Cour suprême du Canada de l’interdiction d’annoncer ces produits. Depuis quelque temps, les présentoirs du tabac à priser Skoal se sont multipliés dans les dépanneurs québécois, ce qui pourrait constituer un signal d’alarme.

Un sondage de la firme sondagem, réalisée pour la Conférence des Régies régionales de la Santé et des Services sociaux du Québec en novembre 1997, indique une utilisation de cette forme de tabac d’environ 1 % chez les personnes âgées de 15 ans et plus. La variabilité élevée de l’échantillonnage rend cependant cette estimation imprécise et cette donnée n’est fournie qu’à titre indicatif.

Deux formes distinctes

Presque totalement importés des États-Unis, ces produits sont mis en marché au Canada sous deux formes distinctes. Le tabac à priser (snuff), le plus populaire, renferme du tabac humecté ou parfois sec, haché très finement et offert dans une petite canette contenant une vingtaine de sachets. L’autre forme de tabac sans fumée, le tabac à chiquer (chew ou chaw), est disponible en feuilles de tabac, en palettes (plugs) ou en tabac tressé (twist, wads).

Ces deux types de produits sont fréquemment sucrés ou aromatisés à différentes essences, comme la cannelle, la réglisse, la menthe ou le thé des bois. Ils contiennent souvent moins de nicotine lorsque sucrés, permettant ainsi de s’y habituer comme à des bonbons et de recruter de nouveaux adeptes.

Malgré l’appellation de tabac à priser, l’utilisateur renifle rarement ce produit; il en place plutôt une pincée ou un sachet, appelé en argot pinch, dip ou quid, entre sa lèvre inférieure et sa gencive et laisse le tabac dans sa bouche, sans mastiquer, durant environ trente minutes. Par contre, le chiqueur mord dans un morceau de tabac pour ensuite le placer entre la gencive et la joue en mâchant au besoin; il peut garder un seul morceau dans sa bouche durant des heures.

Parmi les quelque 2 000 substances chimiques contenues dans le tabac sans fumée, on retrouve plusieurs des mêmes produits toxiques et cancérigènes contenus dans la fumée de cigarettes, comme les nitrosamines, le polonium radioactif, le cyanure et l’arsenic, pour n’en mentionner que quelques-uns. Il y aussi, bien sûr, la nicotine, source de dépendance physique comme pour la cigarette. Ces substances sont absorbées par la muqueuse de la bouche.

Une dose moyenne de tabac à priser, conservée dans la bouche durant une trentaine de minutes, procure autant de nicotine que quatre cigarettes. L’utilisateur atteint un niveau de nicotine dans le sang qui est aussi élevé ou même plus élevé que s’il fumait une cigarette. Le tabac à priser crée plus de dépendance que le tabac à chiquer et présente un plus grand risque de cancer.

Maladies buccales

Des effets locaux se produisent à l’endroit où le tabac est en contact direct avec la muqueuse de la bouche. Les dents sont tachées de façon permanente, le sucre favorise la carie dentaire, la gencive enfle, saigne et se rétracte causant une récession des gencives. L’inflammation de la gencive (la gingivite) ou l’érosion des tissus de support et de l’os qui soutiennent la dent (la périodontite) peuvent ou non s’ensuivre.

Le rôle du tabac sans fumée dans le développement et la progression de la gingivite et de la périodontite demeure imprécis. Une diminution du goût, de l’odorat et la mauvaise haleine sont fréquentes et l’utilisateur doit cracher de façon continue.

Le lien entre l’utilisation du tabac sans fumée et les cancers de la bouche ne sont plus à démontrer. Les leucoplasies, qui peuvent apparaître sur la joue, la gencive ou la langue, surviennent chez plus de 50 % des utilisateurs après à peine trois ans de consommation de tabac sans fumée. De 3 à 5 % de ces plaques deviendront cancéreuses.

Le joueur vedette des Phillies de Philadelphie, Curt Schilling, affirmait ce printemps, suite à une résection d’une plaque blanche dans sa bouche après 15 ans d’utilisation de tabac sans fumée : « Ce qui est triste dans toute cette histoire, c’est que je n’ai pas eu le choix. J’aurais aimé savoir ce qu’est une dépendance à une drogue. J’ai choisi le tabac sans fumée. Je n’ai pas choisi l’addiction ». Il en aurait cessé l’utilisation depuis!

Le risque de développer un cancer de la bouche est d’environ quatre fois plus élevé chez les utilisateurs de tabac sans fumée que chez les non-utilisateurs; il commence à se manifester en général après environ une vingtaine d’années d’utilisation. L’alcool accélère ce processus. Après 50 ans d’utilisation chez les femmes, le risque de cancer de la gencive et de la muqueuse buccale serait jusqu’à 50 fois plus élevé que chez les non-utilisatrices. L’alcool accélère ce processus.

Les effets systémiques du tabac sans fumée sont le résultat de l’absorption dans le sang de la nicotine et des autres produits chimiques. Le coeur bat plus vite et parfois irrégulièrement, la pression monte, les vaisseaux se contractent. La prévalence de crises cardiaques et d’autres formes de cancers est peut-être également augmentée, mais les données actuelles sont insuffisantes pour permettre de statuer à ce sujet.

Le tabac sans fumée ne représente donc pas une solution de rechange sécuritaire à l’usage de la cigarette. Que le tabac soit placé dans la bouche ou fumé, il n’en demeure pas moins un danger pour la santé. Les adeptes du tabac sans fumée doivent, comme les fumeurs, en abandonner l’usage aussitôt que possible. La thérapie de remplacement de nicotine sous forme de gomme de nicotine ou de timbre transdermique peut aider les personnes motivées à abandonner ces produits. Le support d’un professionnel de la santé ou d’un groupe d’abandon s’avérera également utile.

André Gervais, médecin-conseil à l’unité Habitudes de vie / Santé du coeur de la Direction de la santé publique de Montréal-Centre, pneumologue au Centre hospitalier de l’Université de Montréal et membre du comité de rédaction d’Info-tabac.