Remue-ménage chez les trois grands fabriquants de cigarettes

Les derniers mois ont été le théâtre de multiples bouleversements chez les trois principaux fabricants canadiens de cigarettes : Imperial Tobacco, Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et JTI-Macdonald.

Bien qu’elles partagent un passé douteux, notamment en ce qui concerne la crise de la contrebande au début des années 1990, ces compagnies viennent toutes trois d’être l’objet de changement d’appartenance. Elles sont maintenant la propriété, en tout ou en partie, de multinationales du tabac qui détiennent ainsi environ 90 % du marché des cigarettes manufacturées au pays, c’est-à-dire le secteur le plus lucratif.

Imperial Tobbacco achetée par BAT

Le 28 janvier, les actionnaires d’Imasco ont approuvé dans une proportion de 96 % l’achat et le démembrement de leur société, laquelle fut fondée à partir du succès commercial d’Imperial Tobacco à la fin des années soixante. Son offre d’acquisition acceptée, British American Tobacco (BAT) est maintenant propriétaire unique du fabricant des cigarettes Player’s et du Maurier. La multinationale anglaise fait ainsi main basse sur 69 % du marché canadien.

Ceci permettra à BAT de finaliser la vente de Canada Trust à la Banque Toronto-Dominion et de Pharmaprix à une firme américaine. Bien qu’attristé par le démantèlement de sa société, le dernier président d’Imasco, Brian Levitt, a reçu une prime de départ d’environ 6 millions $.

Bénéfices record de 871 millions $

Imperial Tobacco a réalisé des bénéfices d’exploitation record de 871 millions $ en 1999, en hausse de 7 % sur 1998. Cette somme représente pas moins de 48 % des revenus de la société, après les taxes et droits sur le tabac. Si l’accroissement constant des bénéfices d’exploitation d’Imperial Tobacco se maintient, ces derniers dépasseront le milliard $ en 2001. Ce rendement exceptionnel est redevable principalement à la politique de prix élevés et unifiés des trois grands fabricants canadiens et à la quasi- inexistence du marché des marques économiques au pays.

Ce contexte pour le moins lucratif a de quoi réjouir le nouveau président de la compagnie, Bob Bexon, un ancien directeur du marketing chez Brown & Williamson, la filiale américaine de BAT. Quant à son prédécesseur, Don Brown, il préside maintenant l’écurie de Formule 1 de la multinationale, pour laquelle le pilote d’origine québécoise Jacques Villeneuve porte les couleurs des cigarettes Lucky Strike.

Pour sa part, Jean-Paul Blais, ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco, a démissionné en février pour se consacrer, à titre personnel, au remplacement de la commandite de du Maurier pour la Classique canadienne de golf. Avec ou sans l’appui sincère de son ancien employeur, M. Blais contribuera ainsi à dissocier le golf féminin du tabagisme.

M. Blais a été remplacé par Jeff Guiller. On ne sait pas encore si M. Guiller sera présenté aux journalistes sportifs et culturels à titre de « président de du Maurier Ltée » ou de « président de Player’s Ltée » comme l’était Jean-Paul Blais, ce qui octroyait une visibilité additionnelle et une personnalité aux marques. Ne parlant pas français, pas plus que son patron M. Bexon, M. Guiller aura peu de chances de se faire connaître au public québécois.

Hausse des prix

Bien qu’elle ait réalisé des bénéfices d’exploitation phénoménaux en 1999, Imperial Tobacco, de concert avec son « concurrent » JTI-Macdonald, a annoncé une hausse de 50 cents la cartouche à compter du 10 avril. L’autre important fabricant, RBH, les a imités la semaine suivante, mais s’est distingué en augmentant le prix des formats king size de 70 cents la cartouche. Il est très rare qu’un des trois grands fabricants canadiens n’ait pas exactement les mêmes prix que ses deux concurrents.

Bien que leurs sièges sociaux soient à Toronto, RBH (environ 18 % du marché) fabrique ses cigarettes dans le quartier St-Roch à Québec, tandis que JTI-Macdonald (environ 11 % du marché) manufacture sa marque vedette, les Export‘A’, dans le centre-est de Montréal.

JTI-Macdonald poursuivie

JTI-Macdonald est le nouveau nom de RJR-Macdonald, suite à son achat par Japan Tobacco Inc. « JTI-Macdonald est fière de poursuivre la longue tradition Macdonald tout en devenant une partie essentielle de Japan Tobacco Inc. », a déclaré le 29 novembre dernier le vice-président des affaires corporatives, Guy Côté, par voie de communiqué.

La fierté de JTI-Macdonald a rudement été mise à l’épreuve peu après, alors que le ministère de la Justice du gouvernement du Canada eût annoncé, le 21 décembre, qu’il intentait une poursuite contre la compagnie, sa maison-mère et le Conseil canadien des fabricants des produits du tabac, réclamant des dommages d’au moins un milliard $ US. Le gouvernement soutient que ces sociétés ont escroqué la population canadienne en complotant avec des distributeurs et des contrebandiers connus pour introduire illégalement leurs produits du tabac au Canada.

Les ministres fédéraux du Revenu, de la Justice et de la Santé, Martin Cauchon, Anne McLellan et Allan Rock, ont conjointement expliqué cette poursuite devant les médias, laquelle a été déposée en Cour fédérale américaine à Syracuse, dans l’État de New York.

Bien qu’elle n’en découle pas, cette poursuite a suivi de quelques jours le dévoilement à la une du quotidien The Gazette de Montréal, d’une vaste enquête de William Marsden, faisant la lumière sur les années de contrebande (de 1990 à 1994) et son approvisionnement par les trois fabricants canadiens. Le 17 janvier, ce journaliste signait une autre enquête, encore à la une de The Gazette, révélant l’instigation par les fabricants du mouvement de contestation des taxes sur le tabac.

Sérieuse embûche

La poursuite fédérale fait actuellement face à une sérieuse embûche, car elle est intentée en vertu d’une loi américaine connue sous le nom de Federal Racketer Influenced and Corrupt Organisations (RICO). Or, en février, la Cour suprême des États-Unis a statué qu’une poursuite basée sur cette loi doit être signifiée dans les quatre années qui suivent le moment où la victime s’est rendue compte des torts qu’on lui causait. Paradoxalement, les avocats de JTI-Macdonald affirment maintenant que le gouvernement canadien savait depuis le début des années 1990 qu’il était victime d’actes irresponsables de la part des fabricants de cigarettes! Selon eux, le délai de quatre ans serait donc révolu. Le 22 mars, ils ont déposé à Syracuse une requête dans le but d’invalider la poursuite canadienne.

Par ailleurs, le gouvernement fédéral s’est retrouvé involontairement appuyé dans son action contre l’industrie par le dévoilement d’un rapport confidentiel de l’Agence des douanes et du revenu. Celle-ci allègue que les autorités visaient les mauvaises cibles au début des années 1990, en se concentrant sur les petits trafiquants et les revendeurs, plutôt que sur les fabricants de cigarettes. Les grandes lignes de ce rapport confidentiel furent révélées par le Globe and Mail du 25 mars.

RBH dans le collimateur

Rothmans, Benson & Hedges, deuxième plus important fabricant de cigarettes au Canada, n’est pas à l’abri d’accusations concernant son approvisionnement de la contrebande. Le directeur de l’Association pour les droits des non-fumeurs, Garfield Mahood, actionnaire (minoritaire!) de la compagnie, a tenté d’interroger les dirigeants de RBH à propos de la contrebande de ses produits, lors d’une assemblée générale le 17 janvier. Toutefois, ses questions furent déclarées hors d’ordre… On peut en apprendre plus à ce sujet sur le site Internet de l’ADNF.

Quelques jours avant les interrogations fort médiatisées de l’ADNF, la compagnie avait annoncé l’abolition de 126 de ses 911 emplois, invoquant une réduction de part de marché et l’instauration de lois plus sévères sur le contrôle du tabac.

D’autre part, à la mi-février, RBH a confirmé s’être totalement dégagée de son ancien actionnaire principal, Rothmans International, dont la participation a été vendue à un syndicat financier de 10 sociétés, incluant la Financière Banque Nationale. Cette transaction avait été rendue nécessaire à la suite d’une directive du Bureau fédéral de la concurrence, lequel n’acceptait pas que le propriétaire d’Imperial Tobacco, BAT, contrôle aussi son principal concurrent, après avoir acheté Rothmans International. Un autre géant mondial du tabac, Philip Morris, détient toutefois encore 40 % de RBH.

BAT loin d’être épargnée

Pour sa part, British American Tobacco n’échappe pas non plus aux accusations de contrebande sur la scène internationale. « BAT, le second fabricant de tabac au monde, a pendant des décennies encouragé l’évasion fiscale et la contrebande de cigarettes, dans un effort global pour raffermir sa part du marché et séduire des générations de nouveaux fumeurs, montrent des documents internes de la compagnie », ont rapporté les chercheurs du International Consortium of Investigative Journalists à Washington. Après des mois de recherches, des journalistes du quotidien anglais The Guardian sont eux aussi arrivés à des conclusions similaires, dans un dossier-choc paru le 31 janvier.

On dit souvent qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Dans le cas de la contrebande des cigarettes, de cette fumée pourrait émerger d’autres poursuites de la part des gouvernements, de nouvelles enquêtes, sans oublier le retour de la taxation dissuasive du tabac.

Denis Côté