Recours collectifs : de nouveaux délais pour les victimes

Les plaignants dans les recours collectifs étaient tout sourire le jour où la Cour d’appel du Québec a publié un jugement en leur faveur.
La Cour d’appel du Québec a confirmé que des cigarettiers canadiens ont trompé des milliers de fumeurs. Mais ces grands manufacturiers se sont presque aussitôt déclarés insolvables, échappant ainsi une fois de plus à leurs responsabilités.

Les recours collectifs québécois contre les trois plus grands cigarettiers canadiens durent depuis plus de 20 ans. Certains des faits reprochés remontent même aux années 1950! Malheureusement, cette cause ne se terminera probablement pas de sitôt. En effet, en réponse au jugement de la Cour d’appel du Québec confirmant leur culpabilité, Imperial Tobacco Canada, Rothmans, Benson & Hedges et JTI-Macdonald ont tous demandé la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, ce qui leur donne un statut d’insolvabilité et suspend temporairement à peu près toutes les procédures judiciaires engagées contre eux.

Un jugement étoffé et sévère

C’est le 1er mars 2019 que la Cour d’appel du Québec a rendu sa décision dans la cause opposant ces trois cigarettiers à deux groupes de victimes : 100 000 fumeurs ou ex-fumeurs victimes d’un cancer de la gorge, d’un cancer du poumon ou d’emphysème, et environ un million de Québécois dépendants du tabac. « Il s’agit d’un jugement extraordinaire, très solide et très dur envers les cigarettiers, qui confirme et étoffe le jugement de la Cour supérieure du Québec rendu en 2015 », explique Mario Bujold, conseiller stratégique au Conseil québécois sur le tabac et la santé, l’organisme à l’origine de cette affaire.

Les cinq juges de la Cour d’appel confirment que les manufacturiers des produits du tabac n’ont pas informé adéquatement le public des dangers de leurs produits, tel que réclamé par les lois. « Non seulement [ces compagnies] ont-elles intentionnellement dissimulé […] les effets pathologiques et toxicomanogènes des cigarettes qu’elles mettaient en marché, mais elles ont collectivement mis au point et pratiqué, parallèlement, un programme de désinformation visant à miner toute information contraire à leurs intérêts : elles ont entretenu de fausses controverses scientifiques, détourné les débats, menti au public (et même aux autorités publiques), enveloppant le tout de stratégies publicitaires trompeuses. » Pour le plus haut tribunal du Québec, il s’agit carrément « d’un comportement de mauvaise foi, résultant d’une dissimulation délibérée des effets de la cigarette sur la santé des usagers, puis d’une négation, d’une minimisation et d’une banalisation systématiques de ceux-ci ». C’est pourquoi il condamne l’industrie à payer 14 G$ aux victimes.

Des entreprises faussement en faillite

De manière prévisible, les cigarettiers ont d’abord déclaré qu’ils en appelleraient de cette décision à la Cour suprême, ce qu’ils n’ont pas encore fait. Puis, en toute urgence, et sans avertir les avocats des plaignants, ils ont demandé à la Cour supérieure de justice de l’Ontario de leur accorder la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) afin d’être considérés insolvables. « On se doutait qu’ils déploieraient une stratégie pour éviter de payer leur dû, dit Mario Bujold. Mais nous avons été outrés qu’un tribunal accepte de se prononcer sans entendre les victimes sur une affaire dont il ignore tout et, qui plus est, de façon urgente, alors que rien ne pressait à ce point. »

Des sommes à payer… peut-être!

Comment un tribunal ontarien a-t-il pu conclure que les trois grands cigarettiers canadiens sont menacés de faillite et, donc, requièrent la protection de la LACC? Parce qu’il a considéré, à tort, l’ensemble des poursuites menées contre ces trois compagnies et leurs sièges sociaux. De fait, c’est entre 500 G$ et 600 G$ qu’on leur réclame au total puisque, en plus des recours collectifs du Québec, toutes les provinces canadiennes ont entamé des poursuites contre ces compagnies afin de récupérer les coûts des soins de santé que l’usage du tabac a occasionnés. Pour Mario Bujold, il est toutefois incorrect de réunir l’ensemble de ces causes, puisque seuls les recours collectifs ont obtenu un jugement (et même deux) qui condamnent les manufacturiers. En effet, aucune des poursuites menées par les provinces n’a encore fait l’objet d’un procès; un jugement final ou le versement d’une indemnité demeurent donc bien loin.

L’argument d’insolvabilité des cigarettiers est d’autant plus faible que, dans la cause des recours collectifs, la Cour supérieure du Québec a tenu compte de leur capacité à payer pour déterminer les dommages moraux et punitifs à verser aux victimes. « Ces compagnies possèdent suffisamment de fonds pour payer les sommes demandées pourvu qu’on les étale sur quelques années », analyse Mario Bujold. Par exemple, Imperial Tobacco Canada a été condamnée à payer 9 G$ aux victimes. Or, la compagnie affiche un bénéfice accumulé de 3113 M$ (ou 3,1 G$), selon les documents qu’elle a déposés à la cour ontarienne. Sans compter que certains cigarettiers ont vidé artificiellement leurs coffres canadiens à l’aide de stratagèmes comptables. JTI-Macdonald, par exemple, a signé des contrats l’obligeant à verser des redevances à son siège social, au Japon, pour l’utilisation de ses propres marques de commerce. Heureusement, à la demande des avocats des recours collectifs, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a accepté de mettre fin à ces manœuvres inadmissibles pour une entreprise réputée… insolvable.

Source : Conseil québécois sur le tabac et la santé

Pour couronner le tout, les cigarettiers déclarent, avec le plus grand sérieux du monde, que se placer sous la protection de la LACC n’est pas une façon de se soustraire à leurs obligations, au contraire! Selon la demande déposée par Imperial Tobacco Canada, payer les plaignants des recours collectifs « serait injuste envers les plaignants subséquents [par exemple, les provinces], dont les réclamations pourraient être méritoires, mais [dont les compensations] restent à déterminer ». (notre traduction) C’est pourquoi le fabricant des Player’s réclame un « règlement global » dans le cadre d’une entente à l’amiable. On s’en doute : cela sème malheureusement une certaine bisbille parmi les plaignants, qui n’ont pas tous investi les mêmes efforts ni le même temps dans leur poursuite contre les cigarettiers.

Encore des délais

Tout cela entraîne de nouveaux délais pour les victimes des recours collectifs, et ce, même si elles ont obtenu deux victoires fracassantes en cour. « Les compensations financières seraient un baume sur leurs souffrances et maladies », dit Mario Bujold. En somme, les cigarettiers sont à l’abri tandis qu’ils conservent le droit d’en appeler de la décision de la Cour d’appel du Québec devant la Cour suprême. À l’heure actuelle, l’ancien juge ontarien Warren Winkler est mandaté pour trouver un terrain d’entente entre les compagnies de tabac, les plaignants des recours collectifs et les provinces canadiennes. Le prochain rendez-vous devant la cour ontarienne aura lieu le 26 juin. Une étape de plus vers la condamnation attendue de longue date de ces manufacturiers dont la mauvaise foi n’est plus à démontrer.

Anick Labelle