Recours collectif axé sur la dépendance contre les cigarettiers canadiens

L’industrie du tabac n’est décidément pas au bout de ses peines au Québec, où un groupe de fumeurs réclame maintenant des dommages et intérêts d’une valeur pouvant dépasser 10 milliards $.

C’est le cabinet montréalais Pinsonnault Torralbo Hudon, qui compte une vingtaine d’avocats, qui a finalement gagné la course pour déposer en premier une requête en vue d’exercer un recours collectif contre les fabricants de cigarettes. Selon Radio-Canada, deux autres cabinets seraient sur le point de déposer des requêtes similaires au nom des fumeurs québécois, bien que leur identité ne soit pas encore publique.

Le groupe de plaignants envisagé engloberait l’ensemble des personnes résidant au Québec « qui sont ou qui ont été dépendantes de la nicotine… ainsi que les héritiers légaux des personnes comprises dans le groupe mais décédées » – soit en principe la majorité de la population adulte du Québec, puisque les fumeurs et les ex-fumeurs sont passablement plus nombreux chez nous que ceux qui n’ont jamais fumé. (On peut supposer que le principe de la prescription éliminera en fait d’emblée une bonne partie des ex-fumeurs).

Les requérants réclament 5000 $ par membre du groupe en dommages exemplaires « pour sanctionner l’atteinte intentionnelle et illicite à la vie et à l’intégrité des membres du groupe et à leur droit de recevoir toute l’information à laquelle ils ont droit ». Pour le moment, il y a trois requérants individuels qui veulent se faire reconnaître le statut de plaignants représentatifs; Cécilia Létourneau de Rimouski est sans doute la plus connue, puisqu’elle a déjà tenté de faire payer ses timbres de nicotine par Imperial Tobacco.

Les avocats des requérants mettent l’accent sur la dépendance à la nicotine, qui selon eux, « prive sa victime de la capacité d’exercer un choix libre de continuer ou non à fumer » et donc de la possibilité d’arrêter de fumer lorsqu’elle comprend réellement les dangers associés à la consommation du tabac.

Au moins depuis le début des années 1960, les cigarettiers étaient bien au fait de l’existence de cette dépendance, qu’ils persistent néanmoins à nier publiquement, « faisant délibérément preuve de mauvaise foi, malgré les résultats de leurs propres recherches scientifiques et de la quasi-unanimité de l’opinion scientifique », prétendent les requérants.

En plus de manquer à leur obligation d’avertir le consommateur du danger de la dépendance, les cigarettiers, depuis les années 1950, « manipulent les taux de nicotine contenus dans les cigarettes vendues aux membres du groupe afin d’en maximiser la teneur et d’en accroître la facilité d’absorption » et ont donc « intentionnellement rendu leurs produits plus dangereux qu’ils ne l’étaient déjà ».

Ces allégations ne sont pas nouvelles en soi, mais le fait de les voir soulevées dans le contexte d’un recours collectif québécois est inusité et pourrait éventuellement avoir des retombées politiques très importantes.

Aux États-Unis, un des points tournants du débat public au sujet du tabagisme a été la comparution sous serment des pdg des cigarettiers en commission parlementaire en 1994; ces pdg avaient tous prétendu à l’époque que la nicotine ne crée aucune dépendance, ce qui leur vaut actuellement une enquête criminelle du ministère de la Justice pour parjure.

De ce côté-ci de la frontière, les cigarettiers canadiens continuent de nier, dans leurs déclarations publiques, que la nicotine puisse créer une dépendance – du moins quand ils ne remettent pas tout simplement en question la pertinence du concept de « dépendance », trop flou à leur avis pour signifier grand-chose. Mais les dirigeants canadiens n’ont jamais été contraints à se prononcer là-dessus lors de témoignages sous serment. L’exemple américain pourrait les convaincre d’adopter une autre stratégie au Québec.

Les prochaines étapes

Évidemment, les interrogatoires auxquels pourrait donner lieu cette requête ne sont pas pour demain. La première parution en cour est prévue pour le 4 novembre; il faut bien sûr s’attendre à ce que les cigarettiers contestent la composition proposée du groupe de plaignants, qu’ils jugeront sans doute beaucoup trop vaste, tout comme le bien-fondé de procéder par voie de recours collectif plutôt que d’exiger de chaque fumeur qu’il intente une poursuite individuelle.

Les avocats des requérants soulignent que le droit québécois permet de franchir les étapes préliminaires menant à un recours collectif de manière beaucoup plus rapide qu’ailleurs en Amérique du Nord. En particulier, le système québécois ne prévoit pas la possibilité d’en appeler d’un jugement autorisant l’exercice d’un recours collectif, et limite énormément les motions préliminaires.

Il est donc tout à fait possible, si tout va bien pour les requérants, que le procès sur le fond dans cette cause débute avant même que le recours collectif piloté par le cabinet torontois Sommers & Roth (voir « Recours collectif en Ontario contre les fabricants de cigarettes ») ne soit entendu.

De plus, il est important de noter que les plaignants québécois disposeront éventuellement de bien plus de ressources financières que leurs vis-à-vis ontariens. Le cabinet montréalais est beaucoup plus grand que Sommers & Roth et, de surcroît, entend faire défrayer une partie de ses coûts par le Fonds d’aide aux recours collectifs.

La question de l’accès à cette aide publique risque d’ailleurs de donner lieu à des négociations serrées, voire des démarches juridiques, si jamais les rumeurs d’autres recours collectifs se concrétisent. Plusieurs cabinets concurrents pourraient-ils avoir accès au fonds en même temps, seraient-ils contraints à travailler ensemble, ou l’un d’entre eux serait-il financé à l’exclusion des autres? La question reste à éclaircir.

L’appât du gain

Autre élément intrigant, les avocats de Pinsonnault Torralbo Hudon avouent franchement que leur action n’est pas un geste purement altruiste. Tout en voulant faire avancer la santé publique, ils s’attendent à faire de l’argent en menant cette campagne juridique contre l’industrie, qui leur a d’ailleurs été suggérée par un fumeur individuel et non pas par un groupe antitabac.

Si d’autres cabinets faisaient la même évaluation de la rentabilité de ce genre de démarche, ce serait une démonstration de plus que l’idée de poursuivre les cigarettiers au nom des fumeurs n’a rien de farfelu dans notre régime de droit. Nous assisterions alors à l’émergence au Québec du scénario évoqué depuis belle lurette par le professeur bostonien Richard Daynard : les forces du marché dans le domaine de la responsabilité civile pourraient remédier à l’inaction des autorités publiques et obliger les cigarettiers à modifier de fond en comble leur système de marketing.

À plus court terme, Rob Cunningham, avocat à la Société canadienne du cancer, voit au moins trois avantages plus directement politiques à ce type de démarche juridique :

  • un recours collectif au Québec isolerait davantage les cigarettiers, que la majorité des citoyens juge déjà peu crédibles;
  • il obligerait à la divulgation de documents internes de l’industrie canadienne qui pourraient aussi influer sur l’opinion publique;
  • il renforcerait la pression sur les avocats de l’industrie, habitués jusqu’ici à travailler principalement « en offensive », comme plaignants (contestation des lois fédérales, etc.).

Pour sa part, François Damphousse de l’Association pour les droits des non-fumeurs voit dans ce genre de procédures une autre étape dans la dénormalisation de l’industrie du tabac. Un recours collectif aurait à son avis une valeur pédagogique dans la mesure où il permettrait de démontrer à la population que ce sont les cigarettiers plutôt que les fumeurs individuels qui sont les principaux responsables des dommages causés par le tabagisme, affirme-t-il.

Francis Thompson