Québec entend faire payer l’industrie pour la contrebande

Mis sur la sellette par une manchette de La Presse, à la mi-janvier, Revenu Québec a confirmé qu’il analyse le comportement fiscal de certaines compagnies de tabac soupçonnées d’avoir participé à la contrebande des années 1990.

Première province canadienne à tenter de récupérer son dû, le Québec, qui estime à plus d’un milliard $ les pertes occasionnées par le marché noir du tabac, entend utiliser tous les moyens disponibles pour mener à bien les vérifications nécessaires auprès des entreprises fautives.

D’après les informations cumulées par Revenu Québec, d’importantes quantités de cigarettes de marque Export‘A’, la marque vedette de JTI-Macdonald, portant la mention « Interdit de vente au Canada », auraient transitées à l’extérieur du pays pour être ensuite revendues illégalement au Canada. Soucieux de ne pas nuire aux procédures en cours, le ministre du Revenu, Lawrence S. Bergman, a indiqué qu’il allait s’assurer que chacun paie sa juste part d’impôts et de taxes.

Puisque JTI-Macdonald a refusé que le ministère du Revenu consulte ses registres de ventes, une demande péremptoire l’obligeant à obtempérer lui a été envoyée, dévoilait La Presse du 12 janvier. La compagnie a jugé cette requête abusive et a choisi de la contester devant la Cour supérieure du Québec, laquelle lui a accordé un sursis. Un procès, dont la date n’est pas encore fixée, déterminera si le Ministère pourra accéder à la comptabilité de l’entreprise. C’est le premier cigarettier dont les états financiers risquent de passer ainsi sous la loupe des vérificateurs du fisc québécois. De son côté, le gouvernement fédéral poursuit déjà JTI-Macdonald au civil et au criminel en raison de son implication alléguée dans la contrebande.

La contrebande actuelle

Suite à la dernière hausse de taxe provinciale, en décembre 2003, plusieurs ont prétendu que la contrebande prenait des proportions alarmantes. Accusant le gouvernement fédéral d’encourager la distribution de cigarettes illégales, le Syndicat des travailleurs des manufactures de tabac et le Bloc Québécois ont réclamé d’Ottawa un meilleur contrôle des produits vendus dans les réserves autochtones. Cité par le journal Métro, Daniel Rondou, porte-parole du Syndicat international des travailleurs du tabac, a même avancé que le marché noir actuel était similaire à celui de 1993.

De son côté, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) multiplie les interventions pour expliquer que le phénomène présent est fort différent de celui de la crise des années 1990. « À l’époque, la contrebande a explosé car les cigarettes vendues sur le marché noir étaient de marques canadiennes, ce qui n’est pas le cas actuellement », indique une analyse publiée par la CQCT en début d’année.

D’ailleurs, le rapport 2003 du Service canadien des renseignements criminels (SCRC) va dans le même sens : « Même si les taxes fédérales et provinciales sur le tabac augmentent graduellement, on ne constate aucune hausse de la contrebande comparable à celle de 1993. » Ce document précise que le tabac de contrebande provient maintenant surtout de fabricants autochtones illicites. On retrouverait aussi des marques américaines bon marché, des produits étrangers, ainsi que des cigarettes de contrefaçon. Le trafic entre les provinces est en déclin, tandis que les vols de tabac s’avèrent plus fréquents, indique le SCRC. À l’aide des données de Statistiques Canada, il est possible de suivre l’évolution du marché du tabac. En comparant le nombre de cigarettes légalement vendues avec la prévalence du tabagisme, on peut estimer la part du marché réellement occupée par le commerce illégal.

L’absence de contrebande à grande échelle s’explique surtout par les prix élevés du tabac aux États-Unis et par l’instauration, à l’intention des fabricants canadiens, d’une taxe à l’exportation très dissuasive. Depuis dix ans, on a assisté à une escalade du prix des cigarettes chez nos voisins du sud, à cause des taxations locales accrues et des dédommagements versés aux États par les fabricants, en vertu de l’entente globale de 1998. Chez nous, une taxe spéciale à l’exportation a été mise en place en avril 2001 par le gouvernement canadien. Cette charge non remboursable incite les fabricants à ne pas exporter plus de 1,5 % de leur production. Lorsque ce quota est dépassé, une ponction de plus de 30 $ par cartouche est imposée.

Des Mohawks intimidants

Le possible démantèlement de kiosques de cigarettes en bordure de la route 344, à Kanesatake, près d’Oka, est au cœur d’un litige qui a fait couler beaucoup d’encre au cours des derniers mois. Afin de lutter contre le crime organisé, le grand chef de la réserve mohawk, James Gabriel, avait congédié le chef de police local (les Peacekeepers), ce qui a soulevé la colère de personnes impliquées dans la culture de la marijuana et le marché noir du tabac. Par la suite, M. Gabriel a lui-même été forcé de quitter la réserve à la suite d’un coup de force de ses rivaux, qui ont incendié sa maison. Comme c’est souvent le cas en territoire amérindien, les gouvernements tardent à intervenir.

En vertu de la Loi sur les Indiens, les Amérindiens qui vivent au Canada n’ont pas à payer de taxes sur les biens et services qu’ils consomment. D’après cette loi, il est strictement interdit pour un autochtone de vendre des cigarettes sans taxes à un non-autochtone, tout comme il est défendu de faire le commerce de produits exempts de taxes à l’extérieur d’une réserve amérindienne. En plus d’être vendues sans taxes, au vu et au su des autorités judiciaires et gouvernementales, les cigarettes autochtones ne sont pas conformes à la Loi sur le tabac puisqu’elles ne comportent aucune mise en garde de santé.

Mario Dumont intervient

Suite aux récents événements de Kanesatake, le chef de l’Action démocratique du Québec (ADQ), Mario Dumont, a suggéré qu’en diminuant les taxes sur le tabac, la contrebande disparaîtrait. « Il y a quelques années, les deux ordres de gouvernements se sont entendus pour baisser significativement le prix des cigarettes pour éliminer la contrebande. Du jour au lendemain, la contrebande est pratiquement disparue », rappelle le communiqué de l’ADQ.

Directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF), François Damphousse désapprouve la position du chef adéquiste. « Contrairement à d’autres politiciens qui se sont distancés de l’industrie du tabac en raison de son passé douteux, M. Dumont semble vouloir défendre les intérêts de ces manufacturiers, déplore-t-il. Deux possibilités peuvent expliquer l’attitude de Mario Dumont… soit qu’il est très mal informé des dossiers de santé publique et plus particulièrement de celui du tabac, ou soit qu’il est influencé par les compagnies de tabac. De nos jours, non seulement l’industrie canadienne du tabac ne semble plus alimenter la contrebande, mais elle a intérêt à collaborer avec les services policiers pour tenter de contrer ce phénomène si elle ne veut pas perdre des parts de marché. »

Contribution des fabricants

Directeur général du Service du renseignement criminel du Québec (SRCQ), Pierre Brien a confirmé à Info-tabac, que dans le cadre de ses activités, la police maintient une liaison avec les compagnies de tabac pour qu’elles puissent rapporter leurs vols et transmettre des informations pertinentes sur le commerce illicite.

La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac souhaite une contribution encore plus tangible des fabricants. « Les cigarettiers paient des sommes importantes aux commerçants pour assurer la plus grande visibilité possible à leurs produits, signale-t-elle dans son analyse. Au lieu de payer pour ces étalages, ils pourraient aider les commerçants à aménager des espaces cadenassés pour entreposer leurs produits, ce qui en réduirait l’accès aux malfaiteurs. » Selon la Coalition, les gouvernements auraient avantage à mettre en place leur propre système de marquage des cigarettes afin de pouvoir combattre efficacement la contrebande. Cela permettrait de suivre chaque étape de la distribution des produits.

Hausses de taxes demandées

Dans le cadre des consultations prébudgétaires du ministre québécois des Finances, Yves Séguin, qui sont en cours, la Coalition a réclamé une hausse de la taxation provinciale de 7,50 $ par cartouche, afin d’éponger l’écart qu’accusent le Québec et l’Ontario sur le reste du pays.

Parallèlement, divers organismes antitabac canadiens ont formulé une requête similaire au ministre des Finances du Canada, Ralph Goodale, lui demandant d’augmenter la taxation fédérale de 5 $ par cartouche, en plus de majorer la taxation du tabac de coupe fine. Alors qu’une taxe fédérale de 15,85 $ s’applique sur une cartouche de 200 cigarettes ordinaires, le fumeur qui roule lui-même ses cigarettes ne paie que 5,40 $ de taxation pour obtenir la même quantité.

La contrebande des années 1990

Vers la fin des années 1970, le Canada détient l’un des plus haut taux de tabagisme à l’échelle mondiale. Suite aux recommandations de la communauté de la santé, le gouvernement fédéral s’engage, en 1981, dans une politique d’accroissement de la taxe sur le tabac qui lui permet d’accentuer ses revenus tout en réduisant l’usage du tabac. Dans les trois années qui précèdent l’essor de la contrebande, le prix moyen de la cartouche de cigarettes double presque, passant de 26 $ à 48 $. Les résultats sont concluants puisqu’en moins de 10 ans (1981-1990), le tabagisme juvénile chute de moitié.

Lorsqu’en 1991, Ottawa augmente encore les taxes de 6 $ par cartouche, sans élaborer de stratégies pour prévenir la vente illicite de tabac, la contrebande commence à atteindre des niveaux inquiétants.

Au plus fort de la crise du marché noir, en 1993, on prétend que près de 60 % de la consommation québécoise de tabac s’alimente de ce trafic. Les produits ainsi disponibles sont essentiellement des cigarettes de marques canadiennes, « légalement » exportées aux États-Unis, puis ramenées en catimini au Canada pour y être vendues sans taxes.

La plupart des cigarettes de contrebande franchissent la frontière canado-américaine par le biais des réserves amérindiennes. Des réseaux bien structurés offrent ensuite aux fumeurs des quatre coins du Québec (et d’ailleurs au Canada), la possibilité d’acheter leurs marques habituelles pour beaucoup moins cher que le prix de détail légal. Bien que l’industrie n’ait pas encore été formellement tenue responsable de ce marché clandestin, ses exportations ont connu des sommets record, passant de 1,7 milliards à 15,7 milliards de cigarettes de 1990 à 1993.

Des taxes efficaces et dérangeantes

Inquiets de voir leurs ventes (légales) dégringoler au fur et à mesure que les taxes sur le tabac s’accentuent, les fabricants de cigarettes organisent des campagnes pour que les gouvernements cessent d’augmenter le prix des cigarettes.

Au printemps 1991, le « Boston Tea Party project », mis en branle par le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CCFPT), incite les fumeurs à s’indigner. « Je suis majeur. Je vous demande de cesser de taxer injustement les produits du tabac au Canada », exige le message imprimé à l’intérieur des paquets de cigarettes, qui est destiné au premier ministre. Cette campagne médiatique pancanadienne a coûté près de 3 millions $, révèlent d’anciens documents confidentiels.

En février 1992, devant l’ampleur de la contrebande, le gouvernement fédéral impose aux compagnies de tabac une taxe à l’exportation de 8 $ par cartouche. Deux mois plus tard, cette taxation dissuasive est abolie, suite à la menace des grands fabricants de déménager leurs installations à l’extérieur du Canada!

L’année suivante, une coalition formée de l’Association des détaillants en alimentation du Québec, des cultivateurs de tabac et du CCFPT lance une offensive déterminante. Les membres du groupe rencontrent individuellement les élus pour les convaincre que la contrebande est directement causée par la taxation élevée. « Les taxes injustes sur le tabac font le bonheur des vendeurs… criminels! », argue un slogan qu’ils publient dans les médias.

Les efforts déployés par l’industrie du tabac et ses acolytes viennent à bout des gouvernements qui baissent drastiquement les taxes, le 8 février 1994. Au Québec, elles chutent de 21 $ par cartouche, ramenant le prix des cigarettes à son niveau de la fin des années 1980.

En plus de réduire considérablement les recettes de l’État, ce recul historique entraîne une importante recrudescence du tabagisme juvénile. Selon les données de Santé Canada, 21 % des jeunes de 15 à 19 ans fumaient en 1990; quatre ans plus tard, ils étaient 29 %!

Josée Hamelin