Pour aider les fumeurs à se libérer de leur dépendance, il faut les comprendre

Dans sa guerre d’usure contre le bon sens, l’industrie du tabac accuse sans cesse les organismes de santé de faire preuve d’intolérance envers les fumeurs. On pousse ce discours jusqu’à nous accuser de vouloir porter atteinte à la « liberté » des fumeurs.

Or, il est important de se rappeler que c’est bien le cartel de la nicotine qui, par une forme de cupidité cynique érigée en système, s’attaque à la liberté des fumeurs, usant de moyens chimiques et psychologiques plus que douteux. Les fumeurs sont les premières victimes du cartel; s’ils n’en ont pas toujours conscience, c’est en partie à cause de l’efficacité des experts en marketing de l’industrie, mais aussi à cause de la force de leur dépendance à la nicotine.

Directeur de la Clinique de traitement du tabagisme à l’Institut de cardiologie / Centre EPIC, le Dr Marcel Boulanger nous explique ici le mécanisme de la dépendance et les multiples difficultés de la cessation.

La publicité nous présente souvent les fumeurs comme des demi-dieux magnifiques qui, jouissant de leur liberté, s’offrent un plaisir potentialisateur de leur virilité ou leur féminité selon le cas.

Or, la vue dans nos hôpitaux de ces patients dans les aires fumoirs, en fauteuils roulants, solutés au bras en train de griller une cigarette entre deux quintes de toux, n’évoque certes pas l’idée de liberté mais bien celle d’aliénation, de perte de contrôle, en un mot de dépendance.

Cinquante ans de recherche scientifique nous ont révélé la véritable nature du tabagisme : pour la très grande majorité des fumeurs, le tabagisme est une toxicomanie, c’est-à-dire que sous la poussée de forces de nature chimique et comportementale, le sujet persiste dans un comportement qu’il sait lui être néfaste.

Élément comportemental

Ces forces agissent à l’insu du sujet qui, croyant « exercer un libre choix » comme le clame bien haut l’industrie, ne fait qu’obéir à des forces qui, au contraire, lui enlèvent son libre arbitre.

On comprendra que tout programme d’aide devrait commencer par ouvrir les yeux du sujet en portant ces notions à sa connaissance. Ce travail préalable comprendra aussi un grand nettoyage du terrain pour extirper les mythes, sophismes et autres faussetés entretenus par d’autres intérêts.

Cette partie du programme visera aussi à enlever toute prise à des attitudes de déni du genre « ce n’est pas si dangereux que ça! Mon grand-père a fumé toute sa vie! Il faut mourir de quelque chose », etc.

Cette première étape franchie, le programme de cessation devra aider le patient à se révéler à lui-même : il lui faut découvrir quel type de fumeur il est et quel rôle il fait jouer au tabac dans sa vie, comment il se voit devant cette dépendance.

Quelques exemples illustreront la grande spécificité du problème de chacun.

  • R.A. fumait 100 cigarettes par jour; il était humilié par cette totale perte de contrôle.
  • Citons le cas de L.T., mariée jeune pour échapper à une relation parentale étouffante, battue, abandonnée avec trois jeunes enfants, violée au cours d’un voyage; le tabagisme dont elle veut se guérir n’a pas la même signification que celui de B.T. qui n’en peut plus de l’odeur de vieux tabac qu’elle dégage.
  • C.S. est cadette d’une famille nombreuse, plutôt laissée pour compte qui s’est débrouillée toute seule, aime bien contrôler sa vie et voit dans son tabagisme une menace… G.S. vit seule, sa cigarette, d’abord compagne fidèle de l’ennui, est maintenant une intruse envahissante.
  • C.S., artiste et intellectuelle, a une relation d’amour-haine avec le tabac.

On le voit bien : chaque cas est spécifique et il n’y a pas de place ici pour l’approche « même pointure pour tous ».

Un simple questionnaire sur les raisons de fumer permet tout de même d’avoir un premier aperçu de la nature de l’élément comportemental dans un cas particulier.

Élément chimique

Quant à la force chimique, sa présence et son intensité sont facilement évaluées par le questionnaire de Fagerström qui permet de mesurer avec justesse le degré de dépendance chimique du sujet. Celle-ci varie d’un sujet à l’autre mais elle est à l’oeuvre dans la très grande majorité des fumeurs.

Car très peu de consommateurs peuvent s’en tenir à deux ou trois cigarettes par jour et la très grande majorité d’entre eux se font entraîner au delà de 20 cigarettes par jour; or à ce niveau de consommation la dépendance chimique est inévitable.

D’emblée on ne peut douter de la forte dépendance chez celui qui, au réveil, avant ses pantoufles ou sa brosse à dents, se précipite sur son paquet de cigarettes. Manifestement cet individu est en état de manque et doit refaire ses stocks au plus tôt pour remonter sa nicotinémie (taux de nicotine dans le sang) au-dessus de son seuil de carence.

C’est dans cette classe de patients que le timbre de nicotine transcutanée (NTC) devient un adjuvant important qui dépasse le simple gadget, à la condition que le thérapeute et le patient connaissent bien, tous les deux, la base rationnelle pharmacologique et neurophysiologique de son emploi.

La NTC ne remplace pas la motivation du sujet qui est le matériau essentiel sans lequel on n’arrive à rien, quelles que soient les méthodes employées.

On n’insistera jamais trop sur l’importance centrale de cette motivation. Tous les programmes qui font miroiter des résultats rapides sans grands efforts personnels sont voués à l’échec; ce qui ne veut pas dire que l’hypnose ou l’acupuncture, entre autres, soient complètement inutiles; mais pour être de quelque utilité, elles doivent s’exercer sur des sujets hautement motivés, bien préparés et conscients des efforts qu’ils auront à fournir.

Administrées sans suivi, en session unique, ces méthodes ne dépassent guère en taux de succès celui d’un quelconque placebo; de plus, mentionnons que c’est le taux d’abstinence à 12 mois qu’on doit retenir pour évaluer et comparer les diverses méthodes d’aide à la cessation.

En principe, qu’on s’engage dans une démarche de cessation groupée ou individuelle, les chances de succès sont meilleures si on retrouve les éléments suivants:

  1. On a fixé d’avance une date précise de cessation.
  2. On a identifié les réflexes conditionnés déclencheurs, et prévu leur interruption.
  3. On a identifié les situations de vulnérabilité et prévu des tactiques de diversion et d’évitement en cas de tentation.
  4. On a prévu dès le départ une stratégie de prévention des rechutes à moyen et long terme.
  5. On a déterminé le degré de dépendance chimique et jugé de la pertinence d’employer de la nicotine en timbre ou gomme.
  6. On a accès à une forme de suivi : réunions de groupe, accès à un conseiller, support de l’entourage.

Voilà donc, résumés en quelques lignes, les principes de l’art difficile de l’interruption volontaire du tabagisme, un geste qui n’est pas sans analogies avec l’interruption volontaire de grossesse en ce qu’un objet d’amour est devenu indésirable.

Nouvel espoir

Que nous réserve le futur? Peut-être de l’espoir; en effet des recherches récentes portant sur les neurotransmetteurs apportent un éclairage nouveau sur le phénomène général de la dépendance.

Les neurotransmetteurs sont des molécules qui permettent le contact et la communication entre les cellules cérébrales. On a identifié de nombreux neurotransmetteurs à l’oeuvre dans le cerveau, dont la dopamine, qui est présente en concentrations accrues au cours d’exultation et d’excitation, que le plaisir vienne d’un baiser, d’une victoire sportive, d’un compliment reçu ou de la prise de drogues.

Des scientifiques ont émis l’hypothèse que la dopamine ne fait pas que transmettre des signaux d’allégresse mais qu’elle pourrait constituer la clef de voûte moléculaire de la dépendance.

Ainsi, on a montré que la nicotine, l’héroïne et l’alcool déclenchent des réactions en chaîne qui augmentent les concentrations de dopamine dans le cerveau; de plus, pour le tabac, une substance non encore identifiée dans la fumée de cigarette vient bloquer l’enzyme qui préside à la recaptation (l’élimination) de la dopamine.

Ces deux phénomènes s’additionnent pour maintenir des taux élevés de dopamine dans le cerveau du fumeur.

Ces recherches n’expliquent évidemment pas tout mais elles ouvrent des pistes prometteuses et peut-être verrons-nous, dans un avenir pas trop lointain, apparaître des ressources nouvelles.

Marcel Boulanger