Philippe Couillard en faveur de mesures qui ne brusquent pas la population

Responsable, en 2005, du renforcement de la Loi sur le tabac
Ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec de 2003 à 2008, le Dr Philippe Couillard était orateur invité lors de l’assemblée générale annuelle du Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS), à Montréal, le 20 juin. L’exposé du Dr Couillard portait principalement sur le dilemme qui existe entre les droits de l’individu et les intérêts de la collectivité.

À l’occasion de cette conférence, le CQTS avait convié une cinquantaine d’intervenants du milieu de la lutte contre le tabagisme, lesquels conservent un excellent souvenir du père du renforcement de la Loi sur le tabac, adopté à l’unanimité en juin 2005. Très discret depuis son retrait de la vie publique, le Dr Couillard fait présentement un retour remarquable à l’avant-scène, à titre de candidat à la succession de Jean Charest comme chef du Parti libéral.

L’opposition entre l’individu et la collectivité se manifeste régulièrement dans l’imposition des mesures contre le tabagisme. La loi renforcée en 2005 était instructive dans ce domaine, car elle heurtait notamment des propriétaires des bars, des dépanneurs et des organisateurs de bingo, sans parler bien sûr de l’industrie du tabac et des fumeurs.

Comme le directeur général du CQTS Mario Bujold l’a expliqué dans son introduction, Dr Couillard a exploré « le dilemme démocratique que représente le fait de légiférer sur les normes sociales.» Le Dr Couillard a animé ses propos d’anecdotes personnelles et de plusieurs références à des grands philosophes, particulièrement John Stuart Mill, qui écrivait au 19e siècle entre autres sur la liberté des gens et la moralité en politique. « J’essayais de construire une démarche intellectuelle qui amène à justifier l’intervention de l’État dans les normes sociales ou les choix individuels, a-t-il dit. Les gens qui se lancent dans cette aventure un peu folle qu’est la politique, ils le font, malgré ce qu’on peut lire à l’occasion, pour contribuer à la société. Il n’y a pas d’autre motivation. »

« Lorsque j’ai renoncé à ma carrière médicale sur le terrain, je me suis dit, afin de justifier ce risque énorme, que j’aurais peut-être autant d’influence au niveau collectif qu’individuel. Et si vous prenez uniquement la Loi sur le tabac, il est possible qu’elle ait sauvé autant, sinon plus de vies, qu’en pratiquant la neurochirurgie pendant trente ou quarante ans. »

Révision de la loi actuelle
La prévalence du tabagisme stagne au Québec, déplore l’ex-ministre de la Santé.

On avait entendu parler du Dr Couillard lors de la Journée mondiale sans tabac, en mai dernier. Il co-signait alors une lettre, en compagnie du Dr Jean Rochon, réclamant un nouveau renforcement à l’actuelle Loi sur le tabac. Nous avons consacré la une d’Info-tabac no 92 à cette prise de position. En effet, la plupart des intervenants du domaine estiment que la législation québécoise sur le tabagisme, parrainée en 1998 par le péquiste Jean Rochon, puis grandement renforcée en 2005 par le libéral Philippe Couillard, est mûre pour une révision.

Bien que la prévalence du tabagisme au Québec soit passée de 34 % en 1996 à 23 % en 2010, elle stagne depuis 2005. Depuis les cinq dernières années, elle n’a diminué que de 1,1 %. De plus, l’aromatisation des petits cigares réussit à recruter des milliers de nouveaux fumeurs à chaque année, tandis que les bars de shisha deviennent de plus en plus populaires, surtout parmi les jeunes.

Le Dr Couillard a expliqué ainsi l’utilisation d’une lettre ouverte : « J’ai eu le plaisir de cosigner une lettre avec mon prédécesseur, le très estimé Dr Jean Rochon. J’ai voulu faire ainsi parce que, même si je suis le plus discret possible depuis mon départ de la vie publique, je voulais montrer qu’au-delà de l’enjeu du tabagisme, il était possible dans notre Québec meurtri, polarisé, et même sectaire ces jours-ci [NDLR : lors de la crise étudiante] de réunir tous les horizons politiques autour d’un enjeu de société, ici la santé publique. »

De manière similaire, Dr Couillard a mentionné à plusieurs reprises que ceux qui luttent contre le tabac ne devraient pas donner l’impression qu’ils ignorent les opinions des fumeurs ou des gens contrariés par les lois visant à réduire le tabagisme. « Il ne faut pas envoyer le message à la population qu’il est normal d’intervenir dans les choix des gens, que la santé publique est là pour nous dire quoi faire et qu’il n’y a pas place à la discussion, a déclaré le célèbre médecin de 55 ans. Il faut savoir démontrer un certain respect pour cette question en gardant le même objectif, mais en communiquant à la population, en écoutant ses préoccupations. »

De son point de vue de politicien, passé et futur, le Dr Couillard a souligné la difficulté de trouver l’équilibre entre les droits des individus et les enjeux de la santé publique. Malgré le fait que la cigarette « est le seul produit légal qui va menacer votre vie même si vous l’utilisez de la façon recommandée par le manufacturier, on veut quand même éviter le paternalisme de l’État. » Néanmoins, quand les libertés individuelles sont en conflit avec les normes sociales, l’État doit intervenir. « Il faut parfois devancer l’opinion publique. C’est ça le leadership. C’est aller un peu plus loin que ce que l’opinion publique vous suggérerait. »

Il faut, cependant, laisser une période d’adaptation, afin de permettre un « débat dans l’espace public », considère le neurochirurgien. Mais l’introduction de la Loi sur le tabac, en 1998, et sa révision, en 2005, créent déjà deux précédents. Cela dit, « il reste du chemin à parcourir, surtout en raison de la persistance du tabagisme chez les jeunes et de la capacité de l’industrie à faire vibrer leurs cordes sensibles. Des actions portant sur les manoeuvres de marketing sont nécessaires, car l’industrie du tabac est rapide et opportuniste. »

« Je pense qu’il y a une tolérance limitée dans l’opinion publique pour les interventions dans le milieu du marketing, c’est là où les gens ont parfois le plus de difficulté à comprendre les groupes qui luttent contre tabac, estime toutefois celui qui fut le ministre de la Santé au Québec le plus longtemps en poste. Par contre, où clairement il y a un discours possible et très proactif, c’est ce qui touche l’exposition à la fumée d’environnement. Il me semble que l’automobile soit le prochain endroit fermé à protéger, surtout en présence d’enfants. »

Paternalisme de l’État

Le Dr Couillard a rappelé que le paternalisme de l’État est un des arguments classiques de l’industrie de tabac. Cela fait plusieurs décennies que les manufacturiers disent aux politiciens et au public que les gens ont le droit de faire leurs propres choix au sujet du produit – légal – qu’est la cigarette, sans l’intervention du gouvernement.

« Mais nous savons tous que si ce produit était présenté aujourd’hui comme une nouveauté dans l’espace commercial, les preuves de sa nocivité seraient tellement grandes qu’on ne pourrait probablement pas l’introduire », a-t-il fait valoir. De surcroît, il y a de plus en plus de preuves à l’effet que l’industrie de tabac fait tout en son pouvoir pour empêcher les mesures publiques visant à bien informer les consommateurs et à protéger les non-fumeurs de la fumée secondaire.

« Selon le Dr Alain Poirier, qui a longtemps été directeur national de santé publique, a raconté le Dr Couillard, l’approche de l’industrie dans la législation pour le tabac se résume par KGB : ‘K’ pour ‘ill’ – la tuer tout de suite; ‘G’ pour ‘Gloves’ – par l’intermédiaire d’autres groupes qu’on va soutenir et encourager [dans leur opposition à la législation]; et ‘B’ pour ‘Block’ – c’est-à-dire que si l’on n’a pas réussi à tuer la législation, on la bloquera de la façon la plus persistante possible. »

Le deuxième argument classique des fabricants, selon le Dr Couillard, est que « l’État est hypocrite ». On entend actuellement cet argument lors des recours collectifs à Montréal où, face à une réclamation de 27 milliards $, l’industrie a ciblé le gouvernement fédéral comme défendeur en garantie, prétendant que Ottawa serait aussi coupable qu’elle pour les maladies liées au tabagisme, en ayant autorisé et hautement taxé les cigarettes pendant des décennies.

Le Dr Couillard s’est souvenu qu’au niveau provincial, on a entendu le même argument : « Lorsque le gouvernement a annoncé son intention de poursuivre l’industrie du tabac, celle-ci a rappelé que l’État recueillait des sommes considérables en taxes liées à la vente des cigarettes, ce qui est un fait. Mais les dépenses en santé causées par le tabagisme dépassent de loin les revenus de taxation du tabac. »

Que ce soit à titre de chef du Parti libéral du Québec, s’il est élu comme successeur de Jean Charest, ou même un jour comme premier ministre de la province, Philippe Couillard restera sans doute partisan de la réduction du tabagisme… tout en continuant à écouter la population! Signalons que la nouvelle première ministre du Québec, Pauline Marois, du Parti québécois, et le chef de la Coalition avenir Québec, François Legault, sont eux aussi d’anciens ministres de la Santé.

Geoffrey Lansdell