Pas d’exemption pour le Grand Prix

Les gouvernements du Québec et du Canada ont refusé d’accorder une exemption pour le Grand Prix de Formule 1 de 2004. L’interdiction totale des commandites du tabac, prévue selon des lois canadienne et québécoise adoptées en 1998, est donc entrée en vigueur dans son intégralité le 1er octobre.

Ces lois ont notamment mis un terme à l’équipe de course automobile Player’s et aux Arts du Maurier. Elles ne prévoient aucune exception et bannissent ainsi les marques de cigarettes apposées sur les monoplaces des écuries étrangères qui viennent une fois l’an disputer le Grand Prix du Canada, sur le Circuit Gilles-Villeneuve de l’Île Notre-Dame à Montréal.

Le 6 août dernier, le promoteur de l’événement, Normand Legault, s’est fait surprendre par son ami et collaborateur de longue date, le grand dirigeant du circuit de Formule 1, Bernie Ecclestone. Par le biais d’une simple télécopie, le bureau du milliardaire anglais apprenait à M. Legault que l’épreuve montréalaise était rayée du calendrier de 2004, à cause de l’application des lois interdisant les commandites du tabac. Une clause du contrat entre les entreprises de Messieurs Ecclestone et Legault permettait un tel geste.

C’est avec un calme étonnant que Normand Legault a révélé la nouvelle le lendemain en conférence de presse. L’homme d’affaires n’a pas demandé d’exemption à la loi, jugeant lui-même que les gouvernements avaient été assez patients. En tout, depuis l’étude du projet de loi fédéral en 1997, les organisateurs d’événements auront eu sept années pour trouver du financement alternatif en vue des événements de l’été 2004. M. Legault est membre de deux conseils d’administration du milieu médical et a rompu son lien avec Player’s dès 1999. Il espère convaincre les dirigeants d’écuries de venir désormais sans leurs marques à Montréal. Sans la demander, M. Legault a toutefois laissé entendre par la suite qu’il apprécierait bien profiter d’une exemption à la loi.

Des appuis à la loi

La réaction des politiciens, éditorialistes, caricaturistes et chroniqueurs fut généralement assez solidaire avec nos législations antitabac, lesquelles pouvaient pourtant entraîner l’annulation du Grand Prix du Canada. Presque tous ont plutôt condamné le « chantage » de Bernie Ecclestone, qui acceptait de changer d’avis si une exemption était accordée aux écuries pour arborer encore des marques de cigarettes.

Les gouvernements du Québec et du Canada n’ont émis aucun communiqué expliquant leur position. L’information est plutôt venue des reporters, notamment du milieu sportif, qui ont interrogé les politiciens et leurs adjoints. Le journaliste Martin Leclerc, du Journal de Montréal, et son vis-à-vis Réjean Tremblay, de La Presse, ont rivalisé de révélations sur le sujet. M. Leclerc a tour à tour joué au reporter, au médiateur et au promoteur d’une exemption. Quant au chroniqueur polémiste de La Presse, il s’est fait le plus virulent défenseur d’un tel compromis.

Les porte-parole de tous les partis politiques ont défendu l’interdiction intégrale des commandites. Le premier ministre canadien, Jean Chrétien, a plusieurs fois affirmé qu’il n’était pas question d’amender la loi sur le tabac. La fermeté de M. Chrétien s’expliquerait non seulement par un souci de santé publique, mais aussi par principe d’autonomie du pays : un milliardaire anglais ne peut prétendre imposer des changements à une loi adoptée par consensus par le Parlement du Canada – une opinion que partagerait son successeur Paul Martin.

Mission Grand Prix

Devant la position stricte du palier fédéral, le gouvernement libéral de Jean Charest a lui aussi refusé tout accommodement favorisant la Formule 1. Assez discret sur le sujet, le ministre de la Santé, Philippe Couillard, a défendu la loi sur le tabac par quelques déclarations à son retour d’une rencontre des ministres de la santé, tenue à Halifax début septembre. Côté provincial, le dossier fut surtout piloté par le ministre des Affaires municipales, Jean-Marc Fournier, qui s’est même rendu au Grand Prix de Hongrie afin d’inviter, en vain, les écuries à respecter nos lois. Baptisé « Mission Grand Prix », ce pèlerinage réunissait, outre Normand Legault, le maire de Montréal, Gérald Tremblay, le ministre fédéral responsable du Québec, Martin Cauchon, et Benoît Labonté, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain.

Seule British American Tobacco a accepté de courir sans afficher sa marque (Lucky Strike) à Montréal en 2004. La demande avait été faite par sa filiale canadienne Imperial Tobacco, en guise de geste corporatif contribuant à la sauvegarde du Grand Prix. Seule autre multinationale de tabac à détenir à la fois une filiale au Canada et une commandite de Formule 1, Japan Tobacco a refusé d’imiter son concurrent anglais. Japan Tobacco supporte l’écurie Renault, qui arbore la marque Mild Seven. Au Canada, elle détient JTI-Macdonald, fabricant des Export‘A’. Cinq des dix écuries perçoivent des commandites du tabac, quoique les principaux bailleurs de fonds de la Formule 1 demeurent les constructeurs automobile, tels Honda, Ford, Mercedes, et autres.

Chez les politiciens souverainistes, on a prôné l’application de la loi, mais avec des compensations en faveur de Montréal. Le Bloc québécois a suggéré au gouvernement fédéral d’aider le promoteur à défrayer les dépenses réclamées par les écuries pour la tenue d’une 18e course, en puisant dans le budget de la fête du Canada. Au Parti québécois, un comité de députés a proposé que des fonds soient ajoutés à la promotion du tourisme à Montréal, ce secteur étant le plus touché par l’éventuelle perte du Grand Prix.

Leadership canadien

Les organismes de santé se sont réjouis de la position ferme des gouvernements face aux manœuvres de M. Ecclestone. Le 22 septembre, ils ont publié une annonce d’une page dans l’hebdomadaire The Hill Times d’Ottawa, félicitant le premier ministre de « s’être tenu debout, face à l’intimidation du Grand Prix ». « En montrant au monde entier que la santé publique a préséance sur les intérêts commerciaux de M. Ecclestone et de l’industrie du tabac, vous venez de réaffirmer le leadership canadien en matière de contrôle du tabac », conclut l’annonce signée par une quarantaine d’organismes.

Les groupes antitabac sont intervenus fréquemment dans les médias et auprès des dirigeants politiques pour éviter tout assouplissement à la loi, comme le « plan Coderre », imaginé par le ministre fédéral de l’Immigration, Denis Coderre. Ce plan consistait à échanger une exemption à la loi contre de la publicité antitabac autour de la piste de course. Selon les propos du ministre Martin Cauchon, tels que rapportés par Martin Leclerc du Journal de Montréal, ce sont des avis juridiques clairs qui auraient définitivement éliminé tout risque de compromis. Tant M. Cauchon que le premier ministre Chrétien étaient tentés par cette voie, rapporte le journaliste. D’après les avis juridiques remis à M. Cauchon, toute exemption à la loi pourrait être utilisée par l’industrie dans sa contestation légale de l’ensemble de la loi, laquelle sera entendue prochainement en Cour d’appel du Québec.

Montage financier

À la mi-octobre, la Fédération internationale automobile, qui est plus ou moins contrôlée par M. Ecclestone, a officiellement réintégré Montréal au calendrier de 2004, à la condition d’un accord financier qui compenserait les écuries. La Brasserie Molson du Canada a tenté de s’impliquer dans le dossier, mais se serait reTirée devant la hauteur de l’investissement requis.

Normand Legault négociait toujours, début novembre, avec Bernie Ecclestone afin de compenser les équipes pour les frais d’une 18e course et pour l’absence de commandites de tabac. Or, M. Legault n’est ni capable, ni intéressé, à contribuer énormément à ce montage, puisqu’il débourse déjà 20 millions $ CAN par année pour faire venir les écuries.

D’un autre côté, il est étrange que les équipes soient dédommagées pour venir sans publicité de tabac à Montréal, puisqu’il y aura probablement une course additionnelle avec marques de tabac au calendrier de 2004. En 2003, on comptait 13 courses avec tabac et 3 courses avec moins de tabac (France, Grande-Bretagne, États-Unis). En effet, même les courses « sans tabac » exposent une certaine publicité dissimulée des marques de cigarettes, tels le logo retouché, les couleurs et le lettrage de la marque. En 2004, avec le maintien de Montréal, on dénombrerait 14 courses avec tabac et 4 courses avec promotion camouflée, compte tenu de l’ajout des épreuves de Shanghai et de Bahreïn. En somme, les écuries afficheront plus de publicité de tabac en 2004 à travers le monde, et elles exigent du Canada des millions en « compensation »!

Une conclusion définitive de ce dossier, vif en rebondissements, est attendue très bientôt.

Grand Prix de Trois-Rivières

Des efforts sont également déployés pour sauver le Grand Prix de Trois-Rivières. Cette fin de semaine de course automobile a survécu au cours des trois dernières années grâce au fonds provincial de transition des commandites, suite au retrait de Player’s en 2000. À la mi-octobre, son promoteur Léon Méthot a lancé la serviette, ne parvenant pas à dénicher un commanditaire principal pour 2004. Une société à but non lucratif a aussitôt pris la relève et tente de réunir le financement requis.

Dans le cas de ce Grand Prix, personne n’a osé demander d’exemption à la loi sur le tabac, ce qui aurait ouvert la porte à bien d’autres requêtes. Contrairement aux subventions controversées de Formule 1, qui sont versées à des écuries européennes, il s’agit ici d’une ancienne commandite canadienne de tabac, comme les nombreuses anciennes autres qui ont presque toutes déniché du financement alternatif. Par exemple, les feux d’artifice Benson & Hedges sont maintenant parrainés par la Société des alcools, le Festival Juste pour rire est passé de Craven‘A’ à Loto-Québec, tandis qu’au Festival d’été de Québec, un appui de Bell a succédé à du Maurier.

Denis Côté