L’Opération carte d’identité n’est rien d’autre qu’un exercice de relations publiques

Le Conseil canadien des fabricants des produits du tabac lançait en octobre 1996 l’Opération carte d’identité, invitant les détaillants à exiger une pièce d’identité valable avant de vendre des cigarettes à tout jeune apparemment d’âge mineur.

Basée sur la collaboration volontaire des commerçants et de leurs employés, cette campagne est maintenant accentuée autour des zones scolaires. Déjà dotée d’un budget considérable, l’Opération est appuyée depuis le printemps dernier par un affichage très abondant dans les points de vente, puisque les trois fabricants lui consacrent les panneaux autrefois dédiés aux commandites. Au Québec, cette campagne s’est incrustée particulièrement au Saguenay, où des personnalités régionales de la politique, du commerce et des médias l’endossent.

Loin d’être satisfaits de ces apparents efforts de réduction du tabagisme juvénile, cinq des organismes québécois les plus impliqués dans le contrôle du tabac ont au contraire lancé un boycott de l’Opération. Il s’agit de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, de l’Association pulmonaire du Québec, de l’Association pour les droits des non-fumeurs (bureau du Québec), du Conseil québécois sur le tabac et la santé, et de la Société canadienne du cancer (division du Québec). Directrice de campagne à la Coalition québécoise, Heidi Rathjen explique en huit points les raisons de ce boycott.

Face à la récente détérioration de leur réputation à l’échelle mondiale, les multinationales du tabac multiplient les tentatives pour se doter d’une meilleure image. Les programmes de support à l’interdiction de la vente aux mineurs constituent une des deux composantes majeures de cette offensive, l’autre étant axée sur la prévention (tel que le programme Sages décisions destiné aux écoles canadiennes).

Pourtant, les intérêts des cigarettiers sont en flagrante contradiction avec tout désir présumé de réduire la consommation chez les mineurs. Leur rentabilité, voire leur survie, dépend de l’engouement des jeunes pour le tabac. C’est une nécessité économique : la grande majorité de leurs clients (90 %) commencent à fumer lorsqu’ils ont moins de 18 ans.

1) Une stratégie similaire partout dans le monde

Des initiatives liées à l’accès aux jeunes se remarquent chez British American Tobacco (propriétaire d’Imperial Tobacco) avec 15 projets dans une douzaine de pays, ainsi que chez Philip Morris qui parraine pas moins de 57 programmes. Aux États-Unis par exemple, l’industrie lançait en 1990 le programme « It’s the Law » (dont les éléments principaux se retrouvent tous dans l’Opération carte d’identité). Cette promotion a été remplacée en 1995 par le programme « We Card » amplement diffusé en collaboration avec la Coalition for Responsible Tobacco Retailing.

La manoeuvre canadienne est donc loin d’être originale, spontanée ou naïve; elle s’insère plutôt dans une stratégie mondiale de relations publiques et de protection du marché.

2) Des objectifs bien différents

Les fabricants de cigarettes utilisent les programmes d’accès pour faire croire qu’ils sont contre le tabagisme chez les mineurs, qu’ils sont des citoyens corporatifs responsables et que leurs activités commerciales ne nécessitent pas de contrôles supplémentaires des gouvernements.

Toutefois, des documents internes de l’industrie énoncent clairement les vrais objectifs de ces campagnes. Un mémo de Philip Morris explique : « Les facteurs qui permettront de vraiment évaluer le succès de ce programme sont les suivants : réduction des lois proposées et adoptées pour restreindre ou interdire nos activités de vente et de marketing; adoption de lois favorables à l’industrie; meilleur appui de la part des entreprises, des parents et des groupes d’enseignants. » (1)

L’objectif poursuivi n’est donc pas de réduire le tabagisme chez les jeunes, mais bien d’empêcher l’adoption de mesures législatives pouvant restreindre les activités de marketing des fabricants, lesquelles atteignent ces jeunes!

3) Un exercice de relations publiques

La multitude d’activités de relations publiques de l’Opération carte d’identité détourne l’attention du fait que l’industrie poursuit toujours ses efforts de marketing auprès des jeunes, qu’elle fait face à des poursuites pour contrebande de cigarettes, qu’elle a manipulé le taux de nicotine pour augmenter la dépendance des fumeurs, etc.

À Chicoutimi et à Jonquière par exemple, l’Opération a généré une abondante couverture de presse favorable à l’industrie et à ses détaillants. Malgré cela, la loi n’est pas plus respectée et les jeunes fument autant.

4) Pas de succès

Des études scientifiques indépendantes démontrent que les programmes d’éducation des détaillants n’ont pas d’influence sur la vente de tabac aux mineurs. (2) Au mieux, les effets sont temporaires. Ce n’est pas surprenant lorsqu’on constate que ces programmes misent sur l’éducation, que l’adhésion est volontaire et qu’il n’y a pas de système d’inspection ni de sanctions pour les commerçants fautifs.

Depuis son lancement public au Saguenay en septembre 2000, l’Opération carte d’identité a été associée à une diminution du respect de la loi, et cela malgré une participation affichée de 93 % des détaillants. Ceux qui vendent du tabac aux mineurs sont passés de 28 % (été 1999) à 36 % (hiver 2000-2001), selon les enquêtes de Santé Canada.

5) Peu d’impact sur le tabagisme juvénile

L’industrie a délibérément choisi l’accès au tabac comme sujet de campagne car c’est l’une des mesures les moins efficaces contre le tabagisme juvénile. La réduction de la vente de tabac aux mineurs a effectivement peu de rapport avec la prévalence. Cette mesure mise uniquement sur la source des produits du tabac et ne diminue en rien le désir des jeunes de fumer. L’industrie sait que si les jeunes veulent fumer, ils peuvent toujours déjouer la loi en trouvant un seul dépanneur complaisant, en se procurant une fausse carte d’identité, ou encore en demandant à un passant, un ami ou un parent de plus de 17 ans, de leur acheter des cigarettes.

6) Prétexte pour éviter des mesures efficaces

Lorsqu’elles traitent du problème du tabagisme juvénile, les associations de détaillants et l’industrie du tabac prônent inlassablement la réduction de l’accès à l’achat. Nulle autre mesure n’est proposée pour réduire la consommation des jeunes, comme la hausse de la taxation des cigarettes ou l’interdiction de la promotion du tabac.

7) Détournement des énergies

Dans les villes de Chicoutimi et Jonquière, des douzaines de dirigeants communautaires ont accordé leur appui au programme, dont les municipalités, les services de police et les Chambres de commerce. Ces endossements sont sans doute basés sur une sincère préoccupation pour la santé des jeunes, mais ils ne bénéficient qu’à l’industrie du tabac. Malheureusement, cette participation à l’Opération donne à certains la fausse impression de faire leur part contre le tabagisme juvénile.

8) Attrait pour le tabac

L’Opération carte d’identité laisse entendre que « les jeunes ne devraient pas fumer ». Ce message renforce le marketing de l’industrie dont le but est de positionner le tabac comme un fruit défendu, comme un symbole de maturité.

L’attrait du tabac pour les mineurs réside justement dans l’image « adulte » qui lui est conférée. En effet, les affiches, les collants et les dépliants de l’Opération (et des programmes similaires) répètent que le tabagisme est une habitude réservée aux adultes. Le choix des partenaires de la campagne est également stratégique. Les parents, éducateurs, politiciens et autres figures d’autorité sont précisément des personnes contre lesquelles les adolescents ont tendance à se rebeller.

Heidi Rathjen

Note [1]: Note de service Philip Morris de Joshua J. Slavitt, « TI Youth Initiative », 12 février 1991.

Note [2]: DiFranza, Savageau & Aisquith, « Youth Access to Tobacco: The Effects of Age, Gender, Vending Machine Locks, and “It’s the Law” Programs », American Journal of Public Health, 1996.