L’influence cachée de l’industrie‎

Que ce soit dans les rencontres internationales ou les municipalités du Québec, les cigarettiers et leurs groupes de façade sont toujours prêts à agir dans l’ombre contre les mesures de lutte contre le tabagisme. Heureusement, le Canada commence à prendre leur influence au sérieux.

Peu de gens déplorent la disparition grandissante du tabac dans nos vies. Par exemple, à peu près personne ne regrette les restaurants, bars ou avions enfumés d’autrefois. En fait, les lois sur le tabac sont souvent adoptées à l’unanimité tandis que les fumeurs eux-mêmes souhaitent pour la plupart se libérer de leur dépendance. Pourquoi les mesures de lutte contre le tabagisme semblent-elles donc toujours faire face à une telle opposition, qu’il s’agisse de hausser de taxes, d’interdire les saveurs ou d’adopter l’emballage neutre? C’est notamment à cause des cigarettiers et de leurs groupes de façade. « L’interférence de l’industrie est le plus gros obstacle à la mise en place des mesures de lutte contre le tabagisme, dont celles incluses dans la Convention-cadre de l’OMS sur la lutte antitabac », affirme Rob Cunningham, analyste principal des politiques à la Société canadienne du cancer. Des exemples récents survenus au Québec et au Canada le montrent une fois de plus. La bonne nouvelle? Ottawa semble réaliser l’ampleur du problème et vouloir agir.

Info-Tabac 119 Gadbois
Michel Gadbois est l’image publique de l’industrie du tabac au Québec. Le président de l’Association québécoise des dépanneurs en alimentation s’oppose à quasiment toutes les mesures importantes de lutte contre le tabagisme. M. Gadbois est l’ex-relationniste de Rothmans Benson & Hedges (maintenant propriété de Philip Morris International) et d’Imasco (aujourd’hui Imperial Tobacco Canada).
Une présence étendue

Cet automne, une dizaine de groupes de santé canadiens (dont Médecins pour un Canada sans fumée, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, l’Association pour les droits des non-fumeurs et la Société canadienne du cancer) se sont portés garants d’un rapport alternatif (« shadow report ») sur l’application de l’article 5.3 de la Convention-cadre de l’OMS sur la lutte antitabac au Canada. Cet article stipule que les gouvernements « veillent à ce que [leurs] politiques ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac. » Les Directives pour l’application de l’article 5.3 donnent des pistes pour y arriver. Cette règle sévère vise à ne pas confier au loup la surveillance du poulailler, c’est-à-dire à limiter au maximum tout lien avec les cigarettiers et à leur enlever toute influence sur la protection de la santé publique. Selon le rapport alternatif des groupes de santé, le Canada a encore du chemin à faire à ce sujet.

Quelques exemples :

  • le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada liste encore Imperial Tobacco parmi les partenaires;
  • la Caisse de dépôt et placement du Québec et l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada détiennent des actions des cigarettiers valant 1,6 G$;
  • plusieurs données sur l’industrie du tabac, collectées par le gouvernement canadien, sont difficilement accessibles, même en utilisant la Loi sur l’accès à l’information;
  • les organismes ou les individus qui se prononcent sur les politiques de lutte contre le tabagisme ne sont pas tenus de dévoiler leurs liens avec l’industrie du tabac.
Des groupes proches de l’industrie
Info-Tabac 119 Imperial Tobacco
Le document interne d’Imperial Tobacco Canada montre le rôle important qu’a joué le cigarettier dans le projet M&M : une campagne auprès des municipalités officiellement coordonnée par l’ACDA.

Les organismes ou individus qui se prononcent en faveur de l’industrie du tabac sont presque tous des groupes de façade, c’est-à-dire des associations soutenues par les cigarettiers. Ces groupes sont particulièrement insidieux parce qu’ils donnent l’impression qu’il y a de nombreux opposants aux mesures de lutte contre le tabagisme alors que, dans les faits, ils proviennent tous des cigarettiers. C’est ce que suggère un document interne d’Imperial Tobacco Canada (ITL) daté de 2012, rendu public récemment grâce à un sonneur d’alerte de l’industrie. Ce document nomme Nos Campagnes celles de deux organismes qui se présentent comme indépendants : l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (ACDA) et la Coalition nationale contre le tabac de contrebande (CNCTC). Parmi les campagnes citées dans le document d’ITL, mentionnons le « projet M&M » (pour « Mobilisation des municipalités »). Au cours de cette campagne, officiellement menée par l’ACDA, des dizaines de municipalités ont adopté une motion appelant le gouvernement québécois à créer une commission sur le tabac de contrebande, comme recommandé par la Commission des finances publiques. Par la suite, l’ACDA a toutefois utilisé ces motions municipales pour s’opposer à une hausse des taxes québécoises sur les produits du tabac  : une question sur laquelle les municipalités… ne s’étaient jamais prononcées!

Le Canada en action
Info-Tabac 119 Philpot
La ministre fédérale de la Santé, la Dre Jane Philpott.

Heureusement, l’idée d’appliquer entièrement l’article 5.3 de la Convention-cadre de l’OMS sur la lutte antitabac semble faire son chemin à Ottawa. En effet, dans le rapport 2016 de Santé Canada envoyé au secrétariat international qui surveille la mise en place de ce traité, le Canada écrit « reconnaît[re] l’importance de l’article 5.3 et [en 2015], a[voir] mis en place des mesures afin d’entreprendre une révision des actions nationales, des approches globales et des occasions pour renforcer et construire sur les mesures nationales. » (notre traduction) De plus, en réponse au rapport alternatif (shadow report) des groupes de santé, la ministre fédérale de la Santé, la Dre Jane Philpott, écrit que « la protection des politiques de santé publique de l’interférence de l’industrie du tabac est un composant crucial des efforts nationaux et globaux de lutte contre le tabagisme. »(notre traduction) Un très bon début pour mettre fin à la subtile, mais omniprésente influence de l’industrie du tabac.

Une question internationale
Info-Tabac 119 Cunningham
Rob Cunningham

Il n’y a pas qu’au Québec et au Canada que les cigarettiers font pression pour éviter toute mesure d’importance contre l’usage du tabac. Ils étaient également présents à la plus récente rencontre internationale des états membres de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT). Pendant six jours, en novembre dernier, cette conférence en Inde a rassemblé des centaines de représentants gouvernementaux et d’observateurs, incluant des organismes sans but lucratif.

« Les cigarettiers s’intéressent aux rencontres de la CCLAT, dit Rob Cunningham, elles les inquiètent! » Avec raison. Adopté en 2003, ce traité est aujourd’hui en vigueur dans 180 pays représentant presque 90 % de la population mondiale. « C’est un traité important qui a favorisé une révolution législative dans de nombreux pays », dit Rob Cunningham. En effet, à la suite de son adoption, plusieurs pays ont augmenté leurs taxes sur les produits du tabac, exigé des mises en garde sur les emballages ou interdit la publicité. L’industrie essaie donc d’assister à ces rencontres, afin de les influencer le plus possible. Plusieurs représentants des cigarettiers ont été vus dans les sections réservées au grand public. C’est pour cela si, au grand dam de certains, les délégués ont voté – encore une fois cette année – d’exclure le public de leurs discussions.

Anick Labelle