L’industrie canadienne du tabac roule toujours sur l’or

Malgré la baisse importante du tabagisme et la popularité des marques économiques, l’industrie canadienne du tabac continue de rouler sur l’or. Selon les bilans financiers des deux principaux fabricants au pays, Imperial Tobacco Canada (ITC) et Rothmans, Benson & Hedges (RBH), rien ne semble empêcher les grands cigarettiers de maintenir des profits qui feraient l’envie de n’importe quel autre secteur commercial.
763 millions $ pour ITC

Fabricant des cigarettes Player’s et du Maurier, les deux marques les plus prisées au pays, Imperial a déclaré des bénéfices d’exploitation de 763 millions $ pour l’année 2003. Si ce n’était d’une « charge spéciale » de 303 millions $ liée à la fermeture de son usine montréalaise, le géant canadien du tabac aurait plutôt réalisé des bénéfices d’exploitation record de 1,066 milliard $, en hausse de 1 % sur l’année 2002. En excluant les coûts exceptionnels de fermeture de l’usine, la compagnie maintient un ratio inouï de bénéfices d’exploitation de 55 % (sur un chiffre d’affaires de 1,951 milliard $, hormis les taxes spécifiques au tabac).

Cette hausse de bénéfices de 1 % serait banale, si elle n’était pas accompagnée d’une chute de 11 % des livraisons d’Imperial. Ainsi, malgré une baisse historique du volume des ventes, les profits faramineux du fabricant sont demeurés intacts, une fois exclue la « charge spéciale ». On peut donc prévoir qu’ITC retrouvera son milliard de dollars de bénéfices d’exploitation dès 2004, en opérant désormais une seule usine de cigarettes, située à Guelph en Ontario. Ce magot pourrait même enfler, puisque le cigarettier a mis fin à ses coûteux programmes de commandites en vertu des lois sur le tabac, et qu’il n’aura plus à rémunérer les quelque 500 employés licenciés.

Quant aux profits nets d’ITC, ils étaient de 242 millions $ pour l’année 2003, une fois les impôts, intérêts et autres frais payés – au lieu de 662 millions $ en 2002. Cette chute importante des profits nets s’explique principalement par les primes de séparation pour les employés. À la lumière des derniers exercices financiers, la multinationale anglaise British American Tobacco, propriétaire unique d’ITC, empochera au moins 700 millions $ en profits nets pour 2004.

Directeur des relations publiques d’ITC, Yves-Thomas Dorval n’a pas voulu commenter cette prévision d’Info-tabac, affirmant ne pas avoir les compétences pour analyser le bilan de sa compagnie. De plus, les états financiers n’étant pas encore vérifiés, il lui est impossible d’en discuter, pour des raisons légales. M. Dorval explique toutefois que les fabricants canadiens ne pourront sans doute plus augmenter leurs prix autant qu’avant, car bien des fumeurs choisissent des marques économiques en réaction aux hausses de taxes.

71,6 % des « premium »

Dans son rapport, Imperial estime sa part du marché canadien du tabac à 57,8 %, en baisse de 3,5 % sur l’année précédente. En revanche, la compagnie s’enorgueillit de conserver 71,6 % du marché des marques « premium », c’est-à-dire les cigarettes usinées vendues par les trois grands fabricants aux mêmes prix très élevés, qu’ils augmentent une ou plusieurs fois par année, d’un montant identique et presque au même moment.

Très soucieuse de l’intégrité de ses marques si rentables, ITC s’inquiète de l’apparition de cigarettes contrefaites, provenant probablement de Chine. « La qualité des cigarettes contrefaites s’est grandement améliorée; les réseaux de fabrication et de distribution sont de plus en plus sophistiqués », déplore la direction. La compagnie rapporte avoir alerté les premiers ministres provinciaux et fédéral, de même que tous les députés des deux paliers de gouvernements, « des dangers sociaux et économiques » des faux paquets de cigarettes.

Imperial explique la baisse du volume de ses livraisons par la réduction du tabagisme, la popularité accrue des marques économiques et une « reprise du commerce illégal » du tabac. À l’actif de la compagnie, les marques de commerce, soit essentiellement les mots Player’s, du Maurier et Matinée, sont estimées à 7,4 milliard $, soit plus de dix fois la valeur des stocks de tabac, édifices, camions, machineries et autres équipements d’ITC.

Un avenir prometteur?

Le géant du tabac n’est pas craintif pour son avenir. « Le tabagisme régresse au Canada, admet-il dans son rapport de direction. Cette tendance peut varier d’une année à l’autre mais, à long terme, elle se maintiendra. Cependant, plusieurs millions d’adultes canadiens choisissent de fumer. En conséquence, la compagnie s’attend à ce que la demande de produits du tabac reste substantielle pendant de nombreuses années. » En revanche, le niveau de profitabilité peut varier en fonction de la reprise du marché illégal et de l’engouement des fumeurs pour les marques économiques, prévient-il.

Parmi les « facteurs de risques » présentés par ITC, sont mentionnées la législation fédérale (dont l’interdiction des commandites et l’obligation éventuelle des cigarettes à inflammabilité réduite) et la législation provinciale. D’ailleurs, en Colombie-Britannique, le gouvernement poursuit les fabricants pour les coûts médicaux liés au tabagisme. En outre, « différents recours légaux sont en instance ou peuvent être intentés contre la compagnie en rapport avec la vente, la distribution, la fabrication, le développement et le marketing des produits du tabac », est-il précisé aux actionnaires.

Le « Management Report » d’Imperial Tobacco Canada est signé par le nouveau président Luc Jobin, qui vient de remplacer Bob Bexon, aujourd’hui à la retraite. Comptable agréé, M. Jobin fait carrière depuis 1983 chez ITC ou son ancienne compagnie mère, Imasco.

Hausses chez RBH

Principal concurrent d’ITC, Rothmans, Benson & Hedges (RBH) ne se contente pas de maintenir des profits faramineux, il les accroît. Lors de la dernière année financière complète de la compagnie, d’avril 2002 à mars 2003, les revenus furent de 580 millions $ et les coûts d’opération de 326 millions $, réalisant des bénéfices d’exploitation de 254 millions $. La situation s’est même améliorée par la suite, indique un récent communiqué de RBH. On y apprend que les ventes, pour la période de septembre à décembre 2003, ont augmenté de 30 %, à 170 millions $, alors que les profits nets ont monté de 22,5 %, à 25,9 millions $, par rapport au trimestre équivalent de 2002.

Le deuxième cigarettier canadien est détenu à 40 % par le numéro 1 mondial du tabac Altria (autrefois Philip Morris), et à 60 % par la compagnie Rothmans Inc., qui est inscrite à la Bourse de Toronto. Seul cigarettier canadien à devoir plaire à des actionnaires d’ici, Rothmans Inc. émet des communiqués de presse sur ses résultats et offre même, à l’intention des analystes financiers, des conférences téléphoniques de son président, John Barnett. Ce dernier ne fait pas de bénévolat pour la compagnie : en 2002, sa rémunération globale totalisait 5,2 millions $, en incluant salaire, prime, options et autres avantages, a dévoilé le Financial Post.

Le progrès soudain de RBH provient de la popularité de sa marque économique Number 7. En un an, le fabricant a vu sa part de marché passer de 21 à 26 %. Mais, comme bien des fumeurs l’ont remarqué, les deux autres grands ont riposté en offrant à leur tour des marques économiques. JTI-Macdonald fabrique maintenant des cigarettes bon marché pour le compte d’Alimentation Couche-Tard, les Studio et les Legend. Pour sa part, ITC a réduit le statut de ses Peter Jackson, de marque premium à économique.

Cette manoeuvre est un peu cocasse, puisque le même paquet de Peter Jackson a baissé d’environ 1,00 $ du jour au lendemain. Si toutes les marques « premium » des trois grands étaient ainsi décotées, les fabricants encaisseraient environ 1,2 milliard $ en moins. Ce montant est obtenu en multipliant 1,00 $ par 30,8 milliards (évaluation en cigarettes du marché des premium pour 2003, selon ITC), divisé par 25 (cigarettes par paquet). Les sommes amassées en surplus grâce aux marques dispendieuses sont énormes et récurrentes, un fait d’autant plus troublant qu’elles représentent, en bout de ligne, des centaines de millions $ en profits nets versés à trois multinationales du tabac, venant des fumeurs canadiens. Pendant ce temps, Santé Canada alloue moins d’un million en aide à la lutte antitabac dans les pays en développement.

L’année 2003 des fabricants canadiens de cigarettes fut marquée de plusieurs développements importants :
  • Baisse de 4,5 % de la consommation (selon ITC, l’industrie a livré 44,8 milliards de cigarettes – ou équivalents – en 2003, comparativement à 46,9 milliards en 2002);
  • Importantes hausses de taxes provinciales;
  • Popularité accrue des marques économiques, dont la part de marché est passée de 5 à 13 %;
  • Fin des commandites de tabac (au 1er octobre);
  • Certains problèmes avec les tabaculteurs (RBH n’achète plus de tabac québécois, alors qu’Imperial veut payer moins cher pour le tabac ontarien, menaçant de s’approvisionner à l’étranger);
  • Accusations criminelles contre JTI-Macdonald, pour son implication alléguée dans la contrebande des années 1990;
  • Importantes hausses de prix harmonisées des marques premium;
  • Profits record chez RBH;
  • Profits record chez ITC, si on exclut la charge spéciale de fermeture de l’usine montréalaise;
  • Profits inconnus chez JTI-Macdonald (appartenant en totalité à Japan Tobacco International);
  • Selon Santé Canada, environ 47 000 Canadiens sont décédés de maladies attribuées à l’usage du tabac.

Le 22 mars, par le biais d’un communiqué, Imperial Tobacco a suggéré que les gouvernements subventionnent les tabaculteurs de l’Ontario. Comme ses deux grandes concurrentes, elle ne veut plus payer son tabac plus cher que le prix international.

De son côté, l’organisme Médecins pour un Canada sans fumée soutient que ni les gouvernements, ni les fumeurs par le biais des cigarettiers, ne devraient subventionner la culture d’un produit qui tue cinq millions de personnes par année au monde. Selon lui, l’appui aux tabaculteurs maintient artificiellement cette activité au pays, cela en opposition aux programmes publics de transformation des plantations, en plus de favoriser l’exportation de produits nocifs à l’étranger.

Il est donc possible, qu’après avoir licencié 500 employés en 2003, ITC achète d’ici peu son tabac au Brésil ou au Zimbabwe, et provoque la faillite de centaines de fermiers ontariens.

Denis Côté