Les organismes de santé américains plongés dans un véritable psychodrame

Le temps est-il venu d’offrir le calumet de la paix à l’industrie américaine du tabac? Chez nos voisins du sud, c’est la question qui préoccupe de plus en plus les organismes de santé, dont une minorité participe à des pourparlers en vue d’un règlement hors cour des nombreuses poursuites contre l’industrie.

« Je ne crois pas qu’il y ait de règlement global, dit Eric LeGresley, avocat à l’Association pour les droits des non-fumeurs qui suit de près les développements américains. Par contre, il y a de bonnes chances qu’on annonce bientôt qu’on est parvenu à une entente. Ce sera peut-être un peu comme l’accord du lac Meech chez nous (auquel les premiers ministres ont donné leur aval à deux reprises mais qui n’a pas survécu au processus de ratification par les assemblées législatives provinciales). »

Bien que les médias aient surtout parlé jusqu’ici de l’aspect financier des négociations – il est question que les fabricants versent 375 milliards $ U.S. en compensation au cours des 25 prochaines années – c’est toute une panoplie d’éventuelles mesures antitabagiques qui est en jeu.

Selon plusieurs médias, les fabricants auraient par exemple accepté de financer des campagnes antitabac auprès des jeunes et de payer des amendes considérables si des objectifs ambitieux de réduction du tabagisme juvénile ne sont pas atteints. L’industrie semble aussi prête à accepter une interdiction quasi totale de la cigarette en milieu de travail.

Pour mettre fin à des poursuites par plus d’une trentaine d’États qui veulent récupérer une partie des dépenses de santé reliées au tabagisme, et pour limiter leur responsabilité civile envers les particuliers, l’industrie semble donc prête à faire des concessions qui, dans le contexte américain, semblent carrément révolutionnaires.

Le premier procès opposant un État aux cigarettiers est censé commencer le 7 juillet au Mississippi, où le procureur général n’est nul autre que le flamboyant Mike Moore, un pionnier de ce genre de poursuites et le plus fervent partisan d’une entente à l’amiable avec l’industrie.

Pour Me Moore et plusieurs de ses collègues, la possibilité de convaincre l’industrie de réduire immédiatement et de façon radicale ses activités de marketing auprès des jeunes justifie pleinement ce que certains militants antitabac plus sceptiques qualifient de « marché avec le diable ».

Le professeur Stan Glantz, qui peut compter sur l’appui de la American Lung Association et de plusieurs autres organismes importants à cet égard, ne cesse de répéter que les « concessions » offertes par l’industrie à la table de négociations ne valent pas grand-chose en termes pratiques. Car il y a un grand absent : le Congrès américain.

En effet, si l’on peut s’entendre avec l’industrie sur un certain nombre de grands principes, c’est le législateur fédéral qui devra donner une forme juridique précise à ces principes par la suite, en adoptant une loi qui accorde une certaine immunité civile à l’industrie et qui impose aussi des restrictions au plan du marketing et ainsi de suite.

Étant donné l’influence de l’industrie auprès des politiciens fédéraux, tout comme le caractère imprévisible, pour ne pas dire tortueux, du processus législatif à Washington, il y a fort à parier qu’une loi aussi importante ne passera pas à travers les deux chambres du Congrès sans être dénaturée ou charcutée.

Le professeur Glantz crie carrément à la trahison appréhendée.

Rencontre à Chicago

C’est dans cette atmosphère quelque peu survoltée que la American Medical Association a organisé une rencontre entre les négociateurs et les organismes de santé le 28 mai dernier à Chicago.

Me LeGresley, un des rares étrangers (sinon le seul) à y participer, est sorti plutôt rassuré de la rencontre, même si elle a été parfois mouvementée.

« Malgré les excès de langage de part et d’autre, il y a probablement consensus sur deux points. On veut que le processus (de négociation) continue, mais à un rythme plus lent; et on veut que la communauté de la santé au sens le plus large ait son mot à dire avant qu’un projet d’entente soit présenté au Congrès. »

En arrivant à Chicago, plusieurs militants antitabac craignaient que les procureurs généraux et autres négociateurs censés représenter l’intérêt public ne soient victimes du « syndrome de Stockholm » après plusieurs mois de tractations à huis clos avec les cigarettiers et cherchent à en arriver à une entente à tout prix. (Le terme « syndrome de Stockholm » désigne au départ l’étonnante complicité qui se développe parfois lors de prises d’otages politiques prolongées : souvent les victimes finissent par adopter, du moins temporairement, l’idéologie de ceux qui les emprisonnent.)

La création d’un « comité de sages » de vétérans de la lutte au tabagisme, qui ne participera pas directement aux pourparlers mais qui sera appelé à se prononcer sur les éléments d’une éventuelle entente, semble en avoir rassuré plus d’un.

Une autre source d’appréhensions au cours des derniers mois a sans doute été la réaction des marchés boursiers à la possibilité d’un règlement hors cour.

À chaque rumeur d’une entente, les investisseurs internationaux se sont précipités sur les actions des grands fabricants américains, jugeant que la levée de l’incertitude sur la responsabilité civile de l’industrie laissait prévoir plusieurs décennies de profits importants. Pour bien des organismes de santé, il était clair qu’une entente qui est saluée par les actionnaires des fabricants ne peut être bonne pour la santé.

L’équipe de négociation a révélé qu’elle demandait à un groupe d’analystes en valeurs mobilières d’évaluer l’impact de chaque élément d’un éventuel règlement, avec le but avoué de durcir les conditions jusqu’au point de priver les fabricants de toute manne boursière.

Retombées internationales

De l’avis de Me LeGresley, la conclusion d’une entente à l’amiable avec l’industrie pourrait avoir des conséquences majeures pour le contrôle du tabac dans d’autres pays.

On s’attend à ce que les fabricants alimentent le fonds de compensation pour les victimes du tabagisme à même une hausse de prix d’environ 0,50 $ U.S. le paquet. En réduisant le risque de contrebande, ceci permettrait aux gouvernements canadien et québécois de se rapprocher un peu plus du niveau de taxes d’avant 1994.

D’un autre côté, la fin des poursuites civiles pourrait priver le monde entier de ce qui a été jusqu’ici la source principale de documents internes sur les stratégies de marketing de l’industrie et sur la manipulation des taux de nicotine pratiquée depuis bien des années. C’est par exemple grâce aux efforts du procureur général du Texas que les organismes de santé canadiens ont eu accès aux premières preuves documentaires de la participation directe d’Imperial Tobacco à ces pratiques douteuses. (Voir notre numéro d’avril.)

Me LeGresley demande aussi aux négociateurs américains de s’assurer que toute nouvelle norme concernant la fabrication de cigarettes (taux de nicotine et de goudron, utilisation d’ammoniaque, filtres, etc.) s’applique non seulement aux cigarettes vendues aux USA mais aussi aux cigarettes fabriquées aux États-Unis et destinées à l’exportation.

On pourrait donc éviter la situation hallucinante qui prévaut vis-à-vis du tristement célèbre pesticide DDT, dont la vente est interdite mais dont la fabrication pour l’exportation au Tiers-Monde est parfaitement légale.

Un dernier danger : dans l’hypothèse où les organismes de santé américains font la paix avec l’industrie du tabac, restera-t-il assez de volonté politique pour parvenir à des mesures multinationales pour le contrôle du tabac? À l’Organisation mondiale de la santé, on compte sur l’appui américain pour faire adopter une convention internationale à ce sujet.

Me LeGresley reste relativement optimiste. Un règlement dit « global » avec l’industrie américaine reste à son avis peu probable; mais les pourparlers en vue d’une entente à l’amiable auront au moins permis d’en apprendre plus sur les vraies priorités de l’industrie.

Il est par exemple intéressant de constater que les fabricants sont restés intraitables sur la question du droit de la Food and Drug Administration de réglementer la teneur en nicotine des cigarettes – jusqu’à ce qu’un juge réputé pro-tabac ait tranché en faveur de la FDA à cet égard.

Francis Thompson