Les fumeurs sont des déprimés qui s’ignorent, selon un psychiatre

En janvier, un psychiatre à la retraite, le Dr Jean-Jacques Bourque, a publié un manifeste, intitulé Écrasons la cigarette, pas le fumeur, qui lui a valu une généreuse couverture par Le Journal de Montréal, Le Soleil, TVA, Radio-Canada, The National Post, et d’autres échos ailleurs.

Dans son livre, que le Dr Bourque adresse au grand public, et que le journaliste d’Info-tabac a lu, le psychiatre québécois se déclare « satisfait » de la chute de la prévalence du tabagisme dans la population. Pour celui qui était président de l’Association des psychiatres du Québec en 1984-88, les fumeurs encore parmi nous souffrent moins de fumer que d’être appelés à cesser de le faire; et ils ne sont pas loin d’être autant de déprimés qui s’ignorent, que la privation de nicotine risque de pousser au suicide, au point qu’on doive les prévenir du danger d’arrêter de fumer.

Le psychiatre Jean-Jacques Bourque

Une seule fois, à l’intérieur d’une des anecdotes invérifiables et souvent mélodramatiques que son livre contient, des anecdotes qui constitueraient la preuve d’une « croisade » pour écraser les fumeurs, le Dr Bourque laisse entrevoir, avec une soudaine timidité, que des fumeurs pourraient répondre à leur manque périodique de nicotine autrement qu’en fumant. Dépeignant la nicotino­manie comme une dépendance apparemment incurable, le psychiatre n’emploie cependant pas sa plume à prôner l’élargissement de l’accès à la nicotine « propre », mais à promouvoir un produit, le tabac, qui rend ses consommateurs malades, comme le répètent les autres médecins.

Nicotine et fumée : de la confusion

Jean-Jacques Bourque écrit sur le tabagisme comme si la fumée du tabac contenait exclusivement de la nicotine, et ne déroge à sa règle que dans les quelques lignes où il reconnaît le risque potentiel du tabagisme passif. Il s’empresse toutefois d’encourager le lecteur au déni des dommages réels de la fumée secondaire, à coups d’anecdotes familiales et de demi-vérités statistiques ou en évoquant la pollution atmosphérique.

Pour le Dr Bourque, la fumée du tabac fait un tort moins certain aux fumeurs que la pression sociale.

L’immense majorité des fumeurs mourront d’autres causes que le cancer du poumon, observe aussi le Dr Bourque, qui attribue ce fait à une possible prédisposition génétique qu’il faudrait posséder pour être atteint. Mais si la science établissait qu’il ne suffit pas de fumer, et qu’il faut aussi posséder le gène en cause, il faudrait encore remarquer que les non-fumeurs et les ex-fumeurs sont quand même moins souvent atteints du cancer que les fumeurs. Le compatissant médecin omet de le mentionner. Au-delà du « Écrasons la cigarette » du titre, le livre ne contient pratiquement rien qui motive quiconque à écraser la cigarette un bon jour.

À la décharge du Dr Bourque, on pourrait croire qu’il compte sur les organismes de lutte contre le tabagisme pour en faire connaître les dangers, alors que lui fait valoir les bénéfices. Or, le psychiatre reproche justement à Santé Canada de ne pas offrir une vue équilibrée des effets de la consommation de tabac dans ses mises en garde sur les paquets de cigarettes, un équilibre que lui ne trouve pas l’occasion d’assurer en 187 pages.

Le Dr Bourque préfère alimenter le scepticisme chez les fumeurs en les avisant que « les médecins prescrivent régulièrement des médicaments plus toxiques que le tabac » ou en affirmant qu’il fume lui-même la pipe. Dans le magasin de métaphores de Jean-Jacques Bourque, les fumeurs sont comme des sorcières sur leur bûcher; et les adversaires du tabac, l’Inquisition. Le journaliste n’invente pas ces métaphores historiques : elles sont dans le soi-disant « cri du coeur » du psychiatre, prêtes à être resservies.

Quant aux entreprises qui ont tout fait pour jeter le doute sur la nocivité de leurs produits, qui ont manipulé la teneur en nicotine pour augmenter la dépendance des fumeurs, et qui profitent de ce que des personnes se mettent à fumer et continuent, le livre du Dr Bourque n’en dit pas un mot.

Commentaires de médecins

Le Dr Yves Lamontagne, actuel président du Collège des médecins du Québec, a salué un auteur qui « a eu l’audace de dire qu’il faut arrêter d’écraser les fumeurs ». Dans sa préface au livre, le Dr Lamontagne écrit qu’il faut leur exprimer de la compassion et de l’empathie.

« De la compassion et de l’aide aux fumeurs, on en a en masse », a déclaré le directeur national de la santé publique au Québec, le Dr Alain Poirier, au quotidien Le Soleil. En 2009, par exemple, 163 914 consultations médicales spécifiquement en arrêt tabagique ont été accordées par les médecins québécois et couvertes par l’assurance-maladie. C’est en moyenne plus d’une consultation par médecin chaque mois, avec un fumeur différent chaque fois, à l’intérieur d’une année. L’assurance-médicaments publique a aussi payé des aides pharmacologiques à 88 068 fumeurs qui tentaient d’arrêter de fumer. Le fumeur peut également obtenir de l’aide pour vaincre sa dépendance psychologique, auprès des Centres d’abandon du tabagisme, un service public, ou auprès de la ligne téléphonique JARRETE, un service de la Société canadienne du cancer entièrement subventionné par le gouvernement du Québec.

Le Dr Martin Juneau, directeur de la prévention à l’Institut de cardiologie de Montréal, veut bien qu’on traite le fumeur avec respect et empathie, et ce souci colore la pratique de son institut, mais il déplore que le livre du Dr Bourque propage de vieilles illusions.

Le Dr Bourque mentionne une étude parue en 1996 et qui révélait que parmi les victimes d’un infarctus qui fumaient avant le tragique événement, le taux de survie six mois plus tard est plus élevé chez ceux qui ont continué que chez ceux qui ont arrêté de fumer. Or, de sévères critiques de ce genre de conclusions sont aussi parues, très vite, dans des revues médicales.

«Les études qui semblaient démontrer un effet protecteur du tabagisme après un accident cardiaque présentaient des failles méthodologiques importantes. En particulier, il faut noter que les fumeurs sont en général dix ans plus jeunes que les non-fumeurs au moment de leur infarctus. Leur maladie coronarienne est donc moins étendue et moins sévère », précise le Dr Juneau. Ce dernier reconnaît l’effet néfaste de la dépression qui survient parfois après un infarctus, mais il conclut : « Lorsque le facteur âge et tous les autres facteurs sont contrôlés, toutes les études démontrent sans équivoque que le fait d’arrêter de fumer diminue la mortalité et les risques de récidive d’accidents cardiaques après un infarctus du myocarde. »

Psychiatre du Centre de recherche Université Laval Robert-Giffard, à Québec, le Dr Marc-André Roy n’est pas, comme clinicien, du genre à insister pour sevrer de sa dépendance au tabac n’importe quel fumeur dont il est appelé à traiter la schizophrénie ou la dépression grave. Le Dr Roy ne considère cependant pas cette dépendance comme incurable chez les personnes dépressives ou psychotiques. En outre, il estime que la proposition du Dr Bourque d’ajouter sur les paquets de tabac des mises en garde contre le danger d’arrêter de fumer « est exagérée », « n’a pas de bon sens ». Faut-il prévenir les fumeurs victimes de la maladie d’Alzheimer de ne pas cesser de fumer pour protéger leur mémoire, ce que propose le Dr Bourque?

Professeur au Département de psychiatrie et neurosciences de l’Université Laval, à Québec, le Dr André Parent estime que la nicotine n’a aucun effet pratique sur les personnes atteintes d’Alzheimer, car les premiers symptômes apparaissent alors qu’environ 80 % des neurones sont déjà détruits. L’effet potentiellement protecteur de la nicotine reste à prouver. Mais nicotine et fumée sont deux choses, et le Dr Parent cite une récente méta-analyse de 43 études cliniques déjà réalisées en 2007 qui révèle que les gros fumeurs ont 1,72 fois plus de risque d’être un jour atteints d’Alzheimer que les personnes qui fument peu ou pas du tout. (Journal of Alzheimer’s Disease 19 (2010) 465-480)

Même si c’est le caractère reproductible des résultats d’une recherche qui détermine sa fiabilité, les auteurs d’articles dans les revues scientifiques prennent souvent soin de déclarer qu’ils n’ont pas d’intérêt économique, par exemple dans la fabrication d’un médicament dont ils proclament l’efficacité. Les lecteurs de ces revues sont pourtant bien plus critiques et avertis que le grand public. Le Dr Fernand Turcotte, professeur émérite de médecine préventive et de santé publique de l’Université Laval, et le Dr André Gervais, médecin-conseil à la Direction de santé publique de la région de Montréal, auraient aimé que le Dr Bourque écrive dans son livre en toutes lettres qu’il n’a rien reçu et ne reçoit rien de l’industrie du tabac, si c’est bien le cas.

Pierre Croteau