Les cigarettiers américains reconnus coupables d’avoir menti sur les risques de leurs produits

Au terme d’un mégaprocès qui a duré neuf mois, les principaux fabricants américains ont été reconnus coupables d’avoir conspiré pour cacher les risques associés à la cigarette.

Dans un jugement de 1 653 pages, rendu le 17 août, Gladys Kessler, de la Cour fédérale du district de Columbia (à Washington), affirme qu’ils ont mis en marché et vendu leurs produits mortels avec zèle et tromperie dans l’unique but d’accroître leurs profits, et ce, sans aucun égard pour la condition humaine et les coûts sociaux que ce succès financier a exigé.

« Pendant plus de 50 ans, les défendeurs ont menti, fait de fausses déclarations et trompé le public américain […] sur les effets dévastateurs du tabagisme et de la fumée de tabac dans l’environnement, écrit la magistrate. Ils ont supprimé des recherches, détruit des documents et manipulé les taux de nicotine pour augmenter et perpétuer la dépendance, en plus de cacher la vérité sur les cigarettes légères et à faible teneur en goudron afin de décourager les fumeurs d’abandonner le tabac. »

Malgré ce verdict de culpabilité, Philip Morris USA (propriété d’Altria), Reynolds American (anciennement R. J. Reynolds), Brown & Williamson (maintenant fusionnée à Reynolds American), British American Tobacco, Liggett Group et Lorillard n’auront pas à payer les 289 milliards $ que le département de la Justice américain réclamait au moment où il a entrepris sa poursuite.

En 2005, la Cour d’appel du district de Columbia a statué qu’en vertu de la loi RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organisations), les compagnies ne peuvent être tenues de payer pour leur conduite passée. Le département de la Justice a donc suggéré qu’une pénalité de 130 milliards $ soit imposée pour financer un programme antitabac. Ce chiffre est toutefois tombé à 14 milliards $ vers la fin du procès.

La juge Kessler a précisé que les actes répréhensibles des cigarettiers se poursuivent encore aujourd’hui. Par exemple, en juillet 2004, Philip Morris a été condamné à payer 2,75 millions $ d’amende pour avoir détruit des courriels reliés au procès. Dans l’un de ceux qui n’a vraisemblablement pas été supprimé, un employé de cette compagnie remercie une équipe de lobbyistes pour la pression exercée sur la Maison Blanche pendant les procédures.

Ordonnances de la Cour

Bien qu’elle n’ait pas imposé de sanctions monétaires, la Cour a enjoint les compagnies de cesser d’utiliser les appellations trompeuses qui font croire aux fumeurs que certaines cigarettes sont moins nocives que les marques régulières. Elle ordonne également aux manufacturiers de diffuser des rectificatifs, notamment dans les grands journaux et les principales chaînes de télévision, sur : les effets néfastes de la cigarette, la dépendance causée par la nicotine, les méfaits de la fumée secondaire, l’absence d’avantages à fumer des marques « douces », « légères » ou « veloutées », et les manipulations qu’ont subies les cigarettes pour que les fumeurs absorbent plus de nicotine.

Les avocats blâmés

La juge Kessler a également condamné le rôle crucial qu’ont joué les avocats dans cette fraude historique. En plus d’avoir conçu et coordonné les stratégies nationales et internationales de l’industrie, ceux-ci ont tout fait pour s’assurer que ses intérêts soient protégés, déplore-t-elle : « Ils ont dirigé les scientifiques sur la recherche qu’ils devaient et ne devaient pas entreprendre; ils ont identifié des témoins scientifiques « amicaux » et leur ont payé d’énormes honoraires, tout en prenant soin de cacher leurs liens avec les cigarettiers. » Les avocats auraient également élaboré et conduit des politiques de destruction de documents, en se mettant à l’abri derrière des allégations de secret professionnel entre eux et leurs clients.

Des Canadiens cités

Au moins deux Canadiens sont cités dans le jugement. Il s’agit de l’avocat montréalais Simon Potter et du chercheur ontarien John Luik. À l’été 1992, Me Potter, qui travaillait pour le cabinet Ogilvy Renault et représentait Imperial Tobacco – la filiale canadienne de British American Tobacco (BAT) – a envoyé une lettre aux avocats-conseils de BAT. Il y écrivait « qu’à moins d’indications contraires, Imperial Tobacco s’apprêtait à détruire soixante documents, y compris des études scientifiques ». Dans une autre missive envoyée quelques semaines plus tard, Me Potter confirmait que les documents mentionnés avaient bel et bien été détruits.

Quant à John Luik, la juge Kessler écrit qu’il a été engagé par l’industrie du tabac en 1993 pour rédiger un article, intitulé Pandora’s Box : The Dangers of Politically Corrupted Sciences for Democratic Public Policy, qui remettait en doute les effets de la fumée secondaire. Six ans plus tard, il publiait aussi un livre – Passive Smoke : The EPA’s Betrayal of Science and Policy – financé par la compagnie Brown & Williamson et l’Institut Fraser, dans lequel il minimisait les risques de la fumée de tabac, sans pour autant admettre qu’il était rémunéré par les cigarettiers.

Portée du jugement Kessler

Au cabinet d’avocats Lauzon Bélanger – qui défend le recours intenté par le Conseil québécois sur le tabac et la santé, au nom des victimes d’emphysème et de cancers du poumon, du larynx et de la gorge – Me Careen Hannouche indique que le jugement américain est actuellement étudié afin de déterminer si certaines de ses conclusions pourront être utilisées dans le cadre de leur poursuite contre les principaux fabricants de cigarettes canadiens.

« Une décision rendue aux États-Unis n’a pas de valeur légale devant les tribunaux canadiens », explique pour sa part l’avocat Douglas Lennox, de la firme Klein Lyons, qui est chargé du recours intenté en Colombie-Britannique, sur les cigarettes « douces » et « légères ». Cependant, Me Lennox précise que le jugement de Mme Kessler crée un précédent important et qu’il pourra servir à montrer qu’ailleurs, d’autres juridictions ont convenu que les cigarettes « légères » sont trompeuses.

Groupes antitabac américains

Même si certains croient que cette décision va changer la manière dont les cigarettes sont commercialisées aux États-Unis, la plupart des groupes antitabac américains sont déçus que la juge n’ait pas exigé que les compagnies financent un programme destiné à combattre le tabagisme. De son côté, l’American Cancer Society ne croit pas que les pénalités imposées suffiront à protéger le public contre les préjudices causés par l’industrie du tabac.

Tandis que les cigarettiers ont déjà signalé leur intention d’en appeler du verdict de la juge Kessler, le département de la Justice américain pourrait, quant à lui, contester la décision de 2005 qui l’a empêché de toucher les milliards de dollars qu’il espérait obtenir au terme du litige.

Par ailleurs, le 31 octobre, la U.S. Circuit Court of Appeals du district de Columbia est venue mettre un bémol sur les sanctions imposées aux compagnies de tabac en leur accordant un sursis. Ainsi, elles n’auront pas à publier de rectificatifs sur leurs pratiques de marketing ni à retirer les termes « doux » et « léger » des emballages de cigarettes tant que la Cour d’appel ne se sera pas prononcée sur leur contestation du jugement Kessler.

Recours collectif autorisé

Le 25 septembre, le juge Jack Weinstein de la Cour fédérale américaine (district de New York) a autorisé un recours collectif au sujet des cigarettes « douces » et « légères ». Intentée en 2004 par Barbara Schwab, la poursuite – qui pourrait inclure jusqu’à 50 millions de fumeurs – tentera d’aller chercher entre 100 et 200 milliards $ en dommages. Ces sommes correspondent aux recettes que les compagnies de tabac ont réalisées par la commercialisation de ce type de cigarettes depuis le début des années 1970. Puisqu’aux États-Unis, il est possible de contester l’autorisation d’une poursuite en nom collectif, certains manufacturiers, dont Philip Morris et Reynolds American, ont déjà porté la décision en appel.

Les multinationales pourront être poursuivies en Colombie-Britannique

Dans un verdict unanime rendu le 15 septembre, la Cour d’appel de Colombie-Britannique a statué que les multinationales du tabac pourront être poursuivies en vertu de la Loi sur le recouvrement des dommages et du coût des soins de santé imputables au tabac. Ces dernières soutenaient que la législation provinciale ne s’appliquait qu’aux compagnies canadiennes, un argument que le tribunal a rejeté.

Dans sa requête, le gouvernement alléguait que « les multinationales ont conspiré ou agi de concert avec les manufacturiers qui vendent des cigarettes en Colombie-Britannique ». Cette victoire signifie que les compagnies de tabac étrangères ne sont pas immunisées contre les poursuites des provinces qui tentent de recouvrer les frais relatifs aux soins de santé des personnes rendues malades à cause du tabac, a indiqué le ministre de la Santé George Abbott. Même si c’est en Colombie-Britannique que l’on retrouve la moins grande prévalence de l’usage du tabac au pays (17,8 %), environ 6 000 personnes meurent chaque année des suites du tabagisme.

Rappelons que la province reproche aux cigarettiers de ne pas avoir informé les gens qui ont commencé à fumer dans les années 1950, 1960 et 1970 des risques associés à leurs produits. Elle les accuse aussi d’avoir : détruit des recherches sur les méfaits du tabagisme, clamé que les cigarettes « légères » étaient moins nocives que les marques régulières, et ciblé les enfants dans leurs campagnes de marketing.

Parmi les compagnies étrangères poursuivies, on retrouve notamment British American Tobacco, la société-mère d’Imperial Tobacco Canada et Philip Morris International, qui possède 40 % des actions de Rothmans Benson & Hedges.

Ce gain juridique, qui survient six ans après que la province ait lancé sa toute première bataille contre les compagnies de cigarettes, n’est pas le seul enregistré par la Colombie-Britannique.

En septembre 2005, la Cour suprême du Canada a confirmé la validité de sa législation provinciale qui facilite les poursuites contre les fabricants. En plus de permettre le recours à des études épidémiologiques pour prouver les méfaits du tabagisme, cette loi inverse le fardeau de la preuve. Si le gouvernement prouve que les compagnies de cigarettes ont conspiré pour dissimuler les dangers et la dépendance de leurs produits, ces dernières devront démontrer qu’elles ne sont pas responsables des sommes engagées pour soigner les maladies liées au tabac.

Alors que l’Ontario, Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse disposaient déjà de lois similaires à celle de la Colombie-Britannique, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick en ont tous les deux adopté une cet été.

En Ontario, une centaine d’experts de la santé ont signé une lettre dans laquelle ils pressent leur gouvernement d’enclencher une poursuite contre les cigarettiers. Bien que le ministre de la Santé et des Soins de longue durée, Georges Smitherman, ait implanté une efficace campagne de réduction du tabagisme depuis son accession au pouvoir en 2001, les libéraux ne se sont pas encore montrés intéressés à entreprendre une bataille légale de cette envergure. Au Québec, le gouvernement ne semble pas privilégier cette avenue non plus.

Josée Hamelin