Le retour en force des cigares

Il y a des signes qui ne trompent pas : la mode des cigares, lancée aux États-Unis en 1992, a maintenant atteint le Québec, où même la Société des alcools a récemment senti le besoin d’en faire la promotion.

Sans trop se soucier de la nouvelle Loi sur le tabac, qui interdit depuis le 1er octobre toute publicité de tabac qui est « diffusée autrement que dans des journaux et magazines écrits dont au moins 85 % des lecteurs sont majeurs », la société d’État affichait à la mi-octobre, sur son site Internet, un avis « aux amateurs de cigares » : une sélection de cigares était dorénavant offerte dans une trentaine de succursales SAQ à travers le Québec.

Le 17 octobre, le quotidien Le Soleil a attiré l’attention sur cette nouvelle promotion, peu conforme à la politique antitabac du gouvernement. Deux jours plus tard, suite à des réactions très négatives, la société d’État a retiré la promotion. « L’entreprise veut par là signifier sa ferme intention de ne pas contribuer, ni sembler contribuer, à quelque menace que ce soit à la santé publique ou à quelque nuisance que ce soit au commerce des magasins spécialisés dans la vente des produits du tabac », a annoncé la SAQ par voie de communiqué.

Toutefois, la SAQ ne s’est nullement excusée de s’être lancée dans la vente de cigares, opération qui selon elle « s’inscrivait dans le cadre de la tendance, de plus en plus populaire, à marier la consommation d’alcools fins et la dégustation de cigares… (et) dans le contexte des efforts de la SAQ qui vise à toujours mieux servir sa clientèle en lui offrant des produits diversifiés » (sic). Détail intéressant et révélateur : le monopole offrait non seulement des cigares de luxe, mais aussi la revue américaine Cigar Aficionado.

Or, cette revue est justement le véhicule principal de la grande opération de repositionnement du cigare aux États-Unis, qui commence à inquiéter sérieusement les autorités en santé publique chez nos voisins américains. La page couverture de Cigar Aficionado présente presque toujours une vedette du monde artistique ou sportif en train de fumer un cigare; parmi les exemples mémorables, il y a eu le hockeyeur Wayne Gretsky, la comédienne Demi Moore et la top-model Claudia Schiffer.

Au printemps dernier, le National Cancer Institute a publié une volumineuse monographie sur la question pour sonner l’alarme sur le retour du cigare.

Cette monographie, rédigée par une équipe de spécialistes en contrôle du tabac, souligne l’importance d’aller au-delà des apparences dans l’analyse du phénomène des cigares. Ainsi, la publicité fortement axée sur les produits de luxe peut donner l’impression que le cigare est surtout un plaisir cher et occasionnel auquel s’adonnent les riches messieurs d’âge mûr, comparable au whisky écossais le plus raffiné.

Il n’en est rien : les cigares haut de gamme ne représentaient en fait que 9 % du marché américain en 1996, bien qu’ils soient au centre de la stratégie de marketing mise en œuvre par l’industrie. Le marché est dominé par les cigares manufacturés, plutôt bon marché.

De plus, l’usage du cigare se répand de plus en plus chez les adolescents, pour qui il représente sans doute un moyen peu coûteux d’accéder, pendant quelques minutes, au rêve du glamour hollywoodien. Selon un sondage réalisé en 1996, 27 % des 14 à 19 ans avaient déjà fumé un cigare; 3 % de ses adolescents avaient fumé au moins 50 cigares au cours des 12 mois précédant l’enquête.

Effets sur la santé

Une autre réussite de la revue Cigar Aficionado a été de rassurer ses lecteurs au sujet de l’impact de l’usage du cigare sur leur santé – entre autres à l’aide d’attestations de médecins amateurs de cigares, stratagème que les fabricants de cigarettes n’osent plus utiliser depuis plusieurs décennies.

La fumée de cigare est loin d’être inoffensive, constatent les auteurs de la monographie. Le fait de fumer régulièrement le cigare « cause le cancer du poumon, de la cavité buccale, du larynx, de l’oesophage, et probablement le cancer du pancréas ». Le risque de cancer buccal est aussi élevé chez les fumeurs de cigares que chez les fumeurs de cigarettes.

Il existe deux différences majeures entre les cigares et les cigarettes. La première est quantitative : un cigare peut contenir jusqu’à 17 fois la quantité de tabac qu’on retrouve dans une cigarette, ce qui veut dire aussi beaucoup plus de nicotine et de produits cancérogènes.

Par ailleurs, la fumée de cigare est sensiblement plus alcaline que la fumée de cigarettes, ce qui facilite grandement l’absorption de la nicotine qu’elle contient. Dans le cas du cigare, il devient possible d’en retirer une bonne dose de nicotine à travers les muqueuses buccales, et donc de respecter la tristement célèbre mise en garde qui ornait autrefois nos paquets de cigarettes : « Éviter d’inhaler. »

Plus de trois quarts des fumeurs de cigares qui n’ont jamais été fumeurs de cigarettes rapportent ne pas inhaler la fumée. (Ce pourcentage tombe à 58 % chez les ex-fumeurs de cigarettes.)

L’absorption buccale étant sensiblement plus lente que par voie pulmonaire, le fumeur de cigares qui s’abstient réellement d’inhaler n’est pas exposé aux mêmes pics dans son niveau de nicotine sanguine que le fumeur qui inhale. Ces pics semblent jouer un rôle important dans le développement de la dépendance chez les fumeurs de cigarettes.

Ceci pourrait expliquer en partie pourquoi les fumeurs de cigares paraissent moins portés à développer une accoutumance à la nicotine. Mais un autre facteur vient compliquer la situation : avant le début de la nouvelle mode du cigare, l’initiation à cette forme de tabac avait généralement lieu à l’âge adulte. Les spécialistes ont constaté que le degré d’accoutumance à la nicotine dépend en grande mesure de l’âge auquel on a commencé à fumer.

Les spécialistes craignent donc que l’usage du cigare chez les adolescents, phénomène récent mais croissant aux États-Unis (et encore à peu près inconnu au Québec) ne crée une dépendance encore plus forte.

Le facteur socioéconomique

De plus, la mode du cigare représente une victoire pour l’industrie du tabac américaine, dont le principal produit, la cigarette, est de plus en plus déclassée par son association grandissante avec les couches défavorisées et peu scolarisées de la population. Dans ce contexte, le cigare représente un véhicule privilégié pour revaloriser le tabac aux États-Unis.

Les statistiques californiennes sont révélatrices à cet égard. Chez les hommes gagnant plus de 75 000 $ U.S. par année en 1996, le pourcentage de fumeurs de cigarettes était tombé à 15 %, alors qu’il atteignait 29 % chez les plus pauvres (revenu annuel de moins de 10 000 $). L’analyse en termes d’années de scolarité donne des résultats comparables : ceux qui ont complété des études universitaires (16 ans ou plus de scolarité) sont environ deux fois moins nombreux à fumer la cigarette que ceux qui n’ont qu’un diplôme de secondaire.

Dans le cas du cigare, le profil est inversé : plus on est riche et scolarisé, plus on fume le cigare. Dans les couches les plus prospères, les fumeurs de cigares sont aussi nombreux que les fumeurs de cigarettes. Étant donné que la tendance générale est à la diffusion des modes du haut vers le bas de l’échelle sociale (et à l’exportation des modes californiennes au reste du monde!), il y a de quoi s’inquiéter.

Au Québec, il existe peu de statistiques concernant l’usage du cigare. Une récente enquête de la firme Sondagem, réalisée pour le compte de la Direction de la Santé publique de Montréal-Centre et du Comité provincial de santé publique sur le tabac, indique qu’environ 5 % des 15 ans et plus fument un cigare à l’occasion; 0 % des répondants ont dit fumer le cigare tous les jours. L’échantillon n’est pas assez grand pour analyser avec précision l’usage du cigare chez les différentes couches de la population.

Par contre, la stratégie de marketing mise en oeuvre au Québec ressemble à s’y méprendre à celle employée aux États-Unis. L’année passée, par exemple, la mode des soirées de dégustation de cigares a commencé à prendre de l’ampleur; plusieurs étaient d’ailleurs commanditées par la SAQ. Ces soirées ne sont généralement pas directement rentables pour les organisateurs, mais servent à fidéliser une clientèle. On a aussi vu l’ouverture de magasins de cigares dans la métropole; certains sont munis de fumoirs. Même les supermarchés se sont mis à vendre des cigares.

Pour les professionnels de la santé, il existe le risque de gaspiller des énergies et perdre sa crédibilité en réagissant à une mode, comme celle des cigares, qui sera peut-être de courte durée au Québec. Cependant, le risque d’attendre trop longtemps avant de réagir est aussi bien réel; l’expérience américaine et les observations sur le terrain nous indiquent que le retour du cigare est loin d’être négligeable.

Francis Thompson