Le Québec s’arme pour réclamer en justice de gros dédommagements aux fabricants de tabac

Le 18 juin, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac, une législation proposée le 14 mai par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Yves Bolduc.

Cette loi vise à faciliter les démêlés du gouvernement du Québec devant les tribunaux, afin d’obtenir un dédommagement financier des fabricants de produits du tabac, lesquels seront accusés d’avoir, depuis plusieurs décennies, délibérément encouragé les consommateurs à sous-estimer gravement les méfaits sanitaires du tabac.

Coût du tabagisme : une définition large

Dans le « coût des soins de santé » assumé par le gouvernement ou ses organismes, la Loi inclut le coût des services médicaux, des services hospitaliers et autres services de santé et services sociaux, de même que le coût des services pharmaceutiques et des médicaments. Et le texte de la Loi ajoute aussi le coût des programmes et services publics relatifs « à la maladie ou à la détérioration générale de l’état de santé associés au tabac, y compris les programmes et services destinés à informer le public des risques et dangers que comportent les produits du tabac ou à lutter contre le tabagisme ». Dans les sommes que la nouvelle loi autorise le gouvernement à réclamer, on trouve non seulement la valeur en dollars constants des dépenses déjà effectuées relativement à ces coûts de santé, mais aussi la valeur en dollars constants des dépenses que le gouvernement « prévoit faire » relativement à des soins de santé qu’il « peut raisonnablement s’attendre à prodiguer ». De néfastes conséquences du tabagisme surviendront encore, même si tous les fumeurs arrêtaient par miracle de fumer demain matin, et à plus forte raison s’ils continuent de le faire.

Le ministre Bolduc n’a pas voulu avancer dès maintenant une estimation du montant qui sera réclamé en justice par son gouvernement.

En revanche, lors d’une émission radiophonique où un porte-parole d’Impe­rial Tobacco Canada (ITC), Éric Gagnon, venait de faire valoir à l’animateur Benoît Dutrizac les recettes que l’État québécois tire de la taxe sur le tabac et d’accuser le gouvernement d’être « hypocrite », le Dr Bolduc a tout de même donné pour la première fois une idée sommaire des enjeux financiers annuels tels qu’ils apparaissent présentement. « Pour 700 millions de taxes qu’on a, cela nous coûte un milliard [de dollars] de coûts de santé par année. Donc, on est perdant », a signalé Yves Bolduc. Puis, insatisfait d’avoir donné des leçons d’arithmétique élémentaire, il a réagi vivement à l’emploi de l’expression « partenaires » par le porte-parole d’ITC. « Les compagnies de tabac ne sont pas nos partenaires! », a précisé le ministre de la Santé. « On n’est pas hypocrite », « on ne veut pas que les gens fument », a aussi déclaré le ministre québécois, dont les propos ont aussi montré qu’il considère le tabagisme comme une dépendance à prévenir, et la taxation comme un moyen pour refréner la consommation.

En commission parlementaire le 9 juin, le ministre libéral Yves Bolduc et le député péquiste Bernard Drainville, critique de l’opposition officielle en matière de santé, étaient sur la même longueur d’onde : les compagnies de tabac connaissent depuis longtemps le grand tort causé par leurs produits et le cachent au lieu d’aider à prévenir les dommages.

Preuve épidémiologique admissible

La nouvelle loi libère expressément le gouvernement d’une obligation qui a été faite de façon récurrente à la partie demanderesse lors de procès sur les méfaits sanitaires du tabac au cours des dernières décennies en Amérique du Nord : celle de produire des dossiers et documents médicaux concernant un ou des bénéficiaires de soins de santé en particulier. La Loi protège au contraire l’identité des victimes de maladies dues au tabagisme, notamment en stipulant que « nul ne peut », dans une action prise sur une base collective, « être contraint de répondre à des questions sur l’état de santé de bénéficiaires déterminés de soins de santé ou sur les soins de santé qui leur ont été prodigués ».

La nouvelle loi stipule aussi que les statistiques et renseignements tirés d’études épidémiologiques ou sociologiques pourront servir à établir la preuve du lien de causalité qui existe entre le manquement ou la faute d’un fabricant de tabac et le coût des soins de santé à recouvrer, ou le lien entre l’exposition à un produit du tabac et la maladie ou la détérioration de l’état de santé des bénéficiaires de ces soins.

Quand il sera prêt à lancer sa poursuite judiciaire, le gouvernement du Québec ne sera pas seul à monter au front. La Nouvelle-Écosse, le Manitoba, la Saskatchewan, Terre-Neuve-et-Labrador, l’Ontario et l’Alberta ont également modifié ou sont en train de modifier leur législation pour adapter les procédures juridiques, « afin d’éliminer l’avantage que l’industrie du tabac tire d’un système jusqu’ici fondé sur le traitement de cas individuels », comme le fait remarquer la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, qui a applaudi la volonté d’agir du Québec. Quant aux provinces du Nouveau-Bruns­wick et de la Colombie-Britannique, elles en sont à l’étape suivante et ont lancé la procédure.

La nouvelle loi québécoise s’inspire d’ailleurs dans ses grandes lignes de la loi de la Colombie-Britannique de 2000, laquelle a comme ancêtre une loi de l’État du Minnesota dont le caractère innovateur a  pu contribuer à convaincre l’industrie américaine de signer en décembre 1998 un engagement de verser 206 milliards de dollars US sur 25 ans aux 50 États américains qui lui réclamaient des dédommagements.

La longue marche des provinces

C’est une victoire de la Colombie-Britannique en Cour suprême du Canada, le 29 septembre 2005, qui a donné espoir aux provinces canadiennes d’obtenir un bon jour des dédommagements. À propos de la loi britanno-colombienne et à l’encontre des prétentions des grands cigarettiers qui la contestaient, les neuf juges du plus haut tribunal du pays, à l’unanimité, avaient alors statué que « la Loi n’est pas invalide pour cause d’extraterritorialité », que « la Loi ne viole pas l’indépendance des tribunaux », et que « les fabricants de tabac poursuivis en application de la Loi subiront un procès équitable au civil », concluant que « la Loi est constitutionnellement valide ».

Imperial Tobacco Canada, Rothmans  Benson & Hedges et JTI-Macdonald, les trois principaux fournisseurs du marché canadien de la cigarette, sont toutes trois contrôlées stratégiquement depuis l’extérieur du pays, c’est-à-dire depuis le Royaume-Uni dans le premier cas, depuis la Suisse dans le second, et depuis le Japon dans le troisième. En incluant parmi les entreprises poursuivies les maisons-mères des cigarettiers, la loi de la Colombie-Britannique voulait éviter qu’une compagnie canadienne filiale d’une multinationale étrangère déclare faillite et fasse ainsi échapper les grandes entreprises responsables du dommage aux factures salées qu’on allait leur présenter. C’est dans ce même esprit que la loi adoptée par l’Assemblée nationale du Québec précise ce qui doit être entendu par « fabricant de tabac », histoire d’éviter de présenter des réclamations à des fantômes.

Les compagnies de tabac n’en sont cependant pas à une manœuvre dilatoire près, comme l’ont observé Neil Collishaw, directeur de la recherche pour les Médecins pour un Canada sans fumée, et Rob Cunningham, analyste principal des politiques pour la Société canadienne du cancer. Depuis le jugement de septembre 2005, les cigaret­tières canadiennes ont contre-attaqué en plaidant devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique que le gouvernement fédéral canadien devrait être accusé à leur place, puisqu’il ne les a pas assez bien averties qu’elles vendaient un produit nocif pour la santé. Cette cause préliminaire devrait être entendue cet été, et le fond de la question enfin réabordé en septembre 2010, si aucune autre requête préliminaire n’est présentée.

En attendant, et devant l’activité législatrice des provinces, l’industrie du tabac répète que les gouvernements devraient concentrer leurs énergies sur la lutte contre le marché noir des cigarettes. Comme si les 28,7 milliards de cigarettes vendues légalement au Canada étaient devenues inoffensives.

1795 – Le médecin allemand Samuel Thomas von Sömmerring rapporte les premiers cas de cancers de la lèvre chez des fumeurs de pipe.

1929 – Une première preuve statistique formelle d’un lien entre cancer du poumon et tabagisme paraît dans le journal médical Krebsforsch, signé par Fritz Lickint. À cette époque, une grande part des publications scientifiques de renommée internationale sont en allemand.

1931 – Dans Annals of Surgery, une revue américaine fondée en 1885 et qui existe toujours, l’actuaire allemand Frederich Hoffman signe une recension d’articles scientifiques où il conclut que : « les habitudes de fumer accroissent le risque de cancer de la bouche, de la gorge, du larynx, de l’œsophage et des poumons ».

1938 – Dans la revue généraliste Science, publiée depuis 1880 par l’Association américaine pour l’avancement des sciences, le biostatisticien Raymond Pearl fait remarquer que 45 % des fumeurs vivent jusqu’à 60 ans, comparativement à 65 % des non-fumeurs.

1950 – Le Journal of American Medical Association (JAMA) publie une étude des Drs E.L. Wynder et Evarts Graham qui pointe du doigt le tabagisme comme cause du cancer du poumon.

1951 – Le British Medical Journal publie les résultats d’une étude des Drs Richard Doll et Austen Bradford Hill qui confirment le lien entre tabagisme et cancer du poumon.

1960 – Les chercheurs américains de la Framingham Heart Study confirment que le tabagisme accroît les risques de maladies du coeur.

Pierre Croteau